Innocence and Experience. Remarks triggered by a work of S&P Stanikas

INNOCENCE ET EXPERIENCE
Remarques inspirées d’une oeuvre de S&P Stanikas
Le coeur l‘enfant affamé
Entre mes côtes
L‘enfant dans la cage de la vérité
Ils me tendent une tranche de pain
Entre les barreaux
Je ne tends pas la main
Je n‘ai jamais osé recevoir
Par amour
Je mange ma faim pour toi
J‘étouffe ma faim par la faim
Si tel est ton désir
Tel sera mon voeu
Gunnar Ekelöf (1907-1968): Dīwān sur le prince d'Emgion, 19651
C’est l’un des plus grands poètes du XXe siècle qui a utilisé l’image d’un enfant pour
relier tous les âges de l’homme dans sa confrontation à l’inévitable. Pas de doute que le
pronom à la deuxième personne possède en lui toutes les réponses, si seulement on se
donne la peine de les chercher. Dans cette forme littéraire le stoïque ne cherche pas à
atteindre la victoire dans le tournoi céleste entre l’Innocence et l’Expérience. Toute vie
commence à l’enfance – autrefois elle était le seuil depuis lequel le poète s’adressait à sa
deuxième personne, qui – tu te rappelles - peut toujours être toi.
L’infantilité, le titre de l’une des photographies de S&P Stanikas, s’inscrit
difficilement dans l’enchevêtrement compliqué de l’histoire de Byzance, tissée par un
membre maladif de l’Académie suédoise de ces dernières années. En refusant d’aller plus
loin, depuis la surface concrète des choses observées, leurs photographies deviennent des
images au pouvoir poétique. Le travail est une fiction au croisement de deux situations :
une jeune fille dont la tête est coupée par le cadre du tableau nous observe attentivement
devant un vieux joli manège (en France). Le dos d’une femme âgée vêtue d’une veste
traditionnelle en lin de brebis des Alpes qui nourrit des cygnes, des canards et des pigeons
sur le bord de la rivière de l’oubli – le Danube (en Autriche). Toute la vie – leur vie,
n’importe qui soient-ils – s’étend entre un éventail joyeux et coloré et le fait de nourrir
des animaux noirs et blancs. Mais qu’est-ce que l’expérience a appris à nos gentils héros
– le poète imaginaire à la première personne et le modèle de l’artiste ? Ont-ils appris à
comment s’aider eux-mêmes en cherchant un peu de bonheur ? Ont-ils appris à s’affiner
eux-mêmes ?2
La fiction de l’enfance et de l’innocence est un trope mythique monumental.
Il accumule sa force productive de la présence indéniable d’être certain et en même temps
éminemment manipulateur. Rappelez-vous tout simplement du célèbre pogrome
d’Hérode, inspiré par rien d’autre que par la naissance des victimes. Un de ces nouveaux
nés – un qui a réussi à s’échapper par hasard, bien sûr était un VIP, qui, comme il sera
avéré plus tard, ne représentait pas de danger pour les personnes influentes. Il existe un
nombre impressionnant de tableaux qui représentent ce sujet biblique dont les auteurs se
réjouissent en détruisant les jeunes vies avec la précision d’une expertise judiciaire.
L’indignation provoquée s’explique par la croyance axiomatique de l’innocence de
l'enfant. Une colère similaire fait trembler le corps collectif, au sens figuré, quand
quelqu'un est jugé pour exploitation d’un enfant ou pédophilie. William Blake a interrogé
l’incontestable, en appelant ses poésies rassemblées par ses soins : Chants d’Innocence et
d’Expérience (Songs of Innocence and Experience). L'expérience s’acquiert en allant de
l’avant dès le Premier Jour. Est-ce que l’expérience démolie l’innocence, s’alimente-t-elle
en elle pour sa propre croissance, et peut-être que chacune peut exister côte à côte, depuis
les débuts sucrés jusqu'à la fin amère ? Est-il possible que l'innocence soit parfois la
bonne réponse à la vie et que pour construire une innocence parfaite il faut toute une vie ?
Et quel est le témoignage ici du récit d'un enfant innocent ? Comme
d’habitude une peau de visage un peu claire et lisse. La jeunesse ne revêtit pas encore
l’aspect à double visage d’un homme forcé qui s’est construit par le long processus d’une
vie vécue. La nécessité d’adapter sa vie auprès des autres, tout en accordant le corps de
son « être » à l’esprit de la « société » entraine l’apparition de deux formes de
personnalité : l’image de façade et l’image de profil. L’identité de l’individualité
(littéralement : la présence indivisible en un seul élément) peut seulement se réaliser si
l’on accède à ces deux aspects. C’est ce principe qui se cache derrière la photo du
délinquant. L’expérience de la nature de l’homme à deux visages développe
continuellement la construction de l’innocence humaine. Le défi le plus important dans
nos vies est l’amour, quel qu’il soit, qu’il soit doux ou amère. Le visage du bien aimé –
une des incarnations du tu d’Ekelöf – est toujours incertain. Sa beauté est relative, elle va
de paire avec la progression d’une secrète affection ou de son antipode. En l’observant
elle peut paraitre large et même incolore, parfois même gonflée ou usée. Dans un profil
bien taillé elle reprend de la vigueur, de la profondeur et du contraste. Le regard tourné au
loin, il ne te regarde pas, il semble tout voir. Peut-être qu’un autre visage est plus sûr : le
profil peut être épuisé, imparfait, rabougri visuellement mais c’est seulement en face que
se révèlera sa profondeur, sa générosité ou sa plénitude.
L’enfant innocent de notre récit devra être ordonné dans le monde des
adultes. L’enfant doit apprendre comment reconstruire son expérience vers les formes les
plus hautes et les plus raffinées de l’innocence. Aujourd’hui cette initiation devrait être un
phénomène multimédia compliqué, de longue haleine (l’existence fait que de nos jours
l’adolescence commence plus tôt et se termine plus tard qu’auparavant).
Cependant quelque chose se rapproche de l’Antiquité – le manège peut
devenir un symbole visuel simplifié ou un signe iconographique voire même l'image
métaphorique du rite de passage. En même temps, c’est ce qui est laissé au passé – un jeu
d’enfant – et c’est ce qui se passe – la confusion des rotations. Cela représente aussi le
processus de l’attente – une fiction de jouissance. Un double aspect peut être également
objet d’interprétation. Ce temps est lié avec les différences naissantes entre les deux
sexes. La rotation du manège en lui-même est déjà une initiation vers le plaisir interdit –
vers l'auto-purification à travers le vomissement. Les adultes sont paralysés par la
panique liée à cette perspective de se vider, ils préfèrent rester allongés à l'agonie pendant
des heures sans tenter de se débarrasser de cette maladie spirituelle incontrôlée et
spasmodique. Quant aux adolescentes, elles utilisent cette méthode comme soulagement
temporaire, comme une arme contre leurs corps, s’opposant à de meilleurs conseils. Qui
pourrait mieux illustrer comment les hommes et les femmes rusent à apprendre de leur
expérience, en essayant toujours de garder une certaine innocence face à l'inévitable.
La vie réelle, cette existence qui transforme l’expérience en innocence
renforcée, commence soit plus tôt, soit plus tard qu’auparavant, tout dépend si l’on
considère l’adolescence prolongée ou non. Certains observateurs disent que les gens
physiquement adultes sont maintenant plus enclins à des comportements infantiles
qu'auparavant, d’autres expliquent que la société contemporaine demande désormais un
niveau élevé de compétences de la part des jeunes. Il est réel de penser que l’innocence
infantile est toujours quelque chose du passé, l’innocence simple est une projection
rétrospective, liée aux générations précédentes. A nouveau c’est l’amour – et peut être
plus sa manifestation à travers la nostalgie – qui signifie la différence entre deux fictions
inlassables entre l’innocence infantile et l’expérience de l’adulte. La nostalgie sans l’acte
et les semailles infructueuses des graines de vie sont la pelote d’où le conte est tissé. Les
contes manipulent l’innocence et l’expérience avec le rapport habituel – en présence de
l’inévitable il est permis de vérifier l’innocence : le mariage, le bien, la vérité, la mort.
Les contes comme les anecdotes ne sont pas destinés aux simplets. Ils sont la littérature
des analphabètes tout en nécessitant un haut niveau de compétence.
Le résumé de l’adaptation littéraire d’un conte lituanien « Une cygne,
épouse d’un roi » va concentrer notre attention vers le cygne au long cou, qui nage vers
nous par l’oeuvre des Stanikas. Le potentiel du portrait de face de cet oiseau est une
mutation mythologique et une métamorphose3. Dans cette fiction, où sont confrontées la
passion et les valeurs de la famille, un couple de vieux reçoit quotidiennement une visite
surnaturelle lorsqu’ils vont dans la forêt pour couper du bois :
« Ainsi le cygne apparait, se débarrasse de ses ailes. Il prend l’apparence
d’une jeune fille qui allume un feu dans la cheminée, prépare à manger et accompli toutes
les tâches ménagères avant de s’envoler après ».
Le couple de vieux brûle alors une des ailes et le cygne prend alors pour
toujours l’apparence d’une jeune fille qui continue à s’occuper des tâches ménagères. Le
roi rencontre cette jeune fille lors d’une partie de chasse, en tombe amoureux et la
demande en mariage. Elle donne naissance à un fils. Un jour alors qu’elle se promène
dans le jardin, elle remarque un groupe de cygnes. L’un des cygnes qui est en fait son
père lui dit :
« Ma fille je t’offre mes ailes. Laisse ton fils souffrir de douleur et de
chagrin ».
Elle refuse, et refuse à nouveau lorsque sa mère le lui propose. Mais peu de
temps après son bien aimé lui apparait :
« Le jeune homme lui jette une aile et elle part avec lui dans un pays
lointain. Le bonheur avec lui ne durera pas longtemps. Il mourra dans le pays étranger et
à nouveau elle se retrouvera sans personne à ses côtés ».
Tous les efforts du roi pour la retrouver sont sans succès, il se marie donc à
nouveau. La nouvelle reine est une sorcière qui déteste son fils adoptif, elle l’ignore, se
comporte cruellement avec lui :
« Ensuite sa mère-veuve arrive chez le Roi, se débarrasse de ses ailes, lave
son petit garçon, lui donne à manger et repart ».
Quand la mère n’est pas à ses côtés, l’enfant dort continuellement. Le Roi
commence à s’inquiéter. Il se cache alors dans la chambre de son fils et voit arriver son
ancienne femme. Le Roi appelle le vieillard qui lui a donné la main de sa fille-cygne et
lui demande comment il peut la récupérer :
« Le vieil homme avec un sourire rusé lui dit : « Observe la fenêtre, quand
elle arrivera, mets un peu de goudron. Ainsi, quand elle se posera, ses pieds et ses ailes
resteront collés. Ensuite attrape sa main gauche et tire là à droite : elle redeviendra
comme elle était ».
Le roi entendit ce bon conseil et en fit bon usage. Il récupère la reine-cygne,
quant à la sorcière, elle est tuée. L’innocence est revenue et commence à régner4.
Cette fois avant de refermer nos livres, nous devons penser encore à un
autre motif des Stanikas – c’est le fait de tourner le dos. Le fait de tourner le dos à
l’humanité, qui vous observe attentivement avec une caméra branchée et qui patiente
souhaitant enregistrer vos faux pas pour l’éternité. Bien sûr, l’expérience nous donne la
possibilité de ne pas nous préoccuper de l’apparence. En tournant le dos au passé, où se
trouve quelque chose de plus que nos ailes brulées, nos jardins abandonnés ou les profils
aigus des visages de ceux que l’on a aimé et perdu. Il est évident que l’expérience nous
donne la possibilité de ne rien espérer ? Tourner le dos à la vie qui dure depuis des siècles
sans une deuxième personne, mais qui sait clairement que sans la première personne il
n’y aura aucune continuité. Il est évident pourquoi l’on chante les dithyrambes à
l’innocence et à l’expérience. Pour celui qui est vraiment innocent et expérimenté, la vie
n’est pas l’un ou l’autre :
« Même entre la joie de vie et la gaité, comme le dit Apulée (philosophe
romain), toute notre vie est Glucopricon, un désir doucement amère, moitié miel moitié
fiel amère, nous sommes tous faibles et plein de dépit, qui peut le nier ? »
Robert Burton : The Anatomy of Melancholy, 16175.
1 Citation de Gunnar Ekelöf. Skrifter 3. Dikter 1965-1968, Stockholm 1991 (p. 20).
Traduction en anglais d’Anders Kreuger.
2 Comme tout le monde le sait, s’aider soi-même est une littéraire très rentable
(« Comment se faire des amis », « Les Sept Habitudes des gens efficaces », « Les
hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus » etc.). Souvent ça pénètre
dans d’autres genres. Par exemple, dans Comment Proust peut changer votre vie, Alain
de Botton, auteur suédois donne des propositions au narrateur de Proust sur les choses qui
il a du faire ou éviter de faire pour être plus heureux. Monsieur de Botton est par ailleurs
l’auteur d’une nouvelle série éditée par la BBC The Consolations of Phylosophy.
3 Citation du conte lituanien traditionnel Une cygne, épouse d’un roi avec des
linogravures de Viktoras Petravičius, Kaunas, 1937 (édition facsimilé Baltos lankos,
1998). Traduction en anglais d’Anders Kruger. Il n’y a aucune nécessité de cataloguer les
cygnes mythologiques qui possèdent des charges sémantiques différentes, mais pour
donner de l’appétit on peut citer le cygne du fleuve du royaume des morts, le Tuonela,
dans l’épopée finlandaise Kalevala. Il est évident que les cygnes ne manquent pas (H. C.
Andersen, Selma Lagerlöf, Baudelaire et etc.).
4 On ne peut pas ne pas se rappeler l’anecdote hollywoodienne dans laquelle Groucho
Marx disait : « Doris Day ? Oui, je la connais. Je l’ai connu avant qu’elle soit vierge »
5 Citation de l’édition de 1924 Chatto & Windus, Londres (p. 375).