Corps intimes et frontieres historiques. Reflexions autour du travail de S&P Stanikas.

 

S&P Stanikas, S. pour Svajonè, P. pour Paulius, sont la femme et l'homme d'un couple d'artistes lituaniens.
En 2003, ils étaient les premiers représentants de leur pays à la Biennale de Venise, avec un ensemble intitulé
World War. L'élément central de ce dispositif consistait en un moteur V6 3000 de Nissan posé au sol, et dont
les entrailles d'acier avaient pour ciel et horizon le Déluge de Michel-Ange, qui apparaissait par détails
reportés en format monumental au-dessus des organes du bolide.
Le dispositif de World War comprenait également des sculptures de gisants, trinité familiale modelée dans la
terre et sexe dressé dans la mort. Ainsi que des portraits photographiques de vieillards et de bébés, peau
racornie d'une octogénaire aux yeux d'aigle, regard fragile d'un petit eurasien à la douceur abandonnée. Agés
d'une quarantaine d'années, S&P Stanikas sont nés à Vilnius, où ils ont passé leur jeunesse. Ils ont donc
grandi sous domination soviétique et ont fait l'Académie des arts où l'enseignement se réduisait
exclusivement au dessin et à la sculpture traditionnels. Pour autant, loin de refouler ces pratiques dixneuviémistes
et en l'occurrence dédiées à un art de propagande, ils se les ont réappropriées pour confronter
l'une et l'autre à la photographie et à la vidéo, plus souvent noir et blanc que couleur.
Déterminée par un puissant rapport à l'histoire politique qu'ils interrogent à travers le corps intime, l'oeuvre
des Stanikas place d'emblée ce rapport sous la question de l'histoire de l'art. Une histoire qui fait trace voire
qui est une résultante de la première ; soit l'Histoire avec un grand H, matrice d'où se produit voire se
reproduit tout autre forme par laquelle elle se manifeste. D'où le premier enjeu qui se déploie de l'ensemble
formel sous lequel apparaît cette oeuvre : l'histoire de l'art en tant qu'elle transmet l'Histoire et permet ainsi de
la penser.
Guerre mondiale pour le conflit existentiel qui, de tout temps, sejoue entre le corps et ses objets, aujourd'hui
sujets de la représentation amenés sur un même plan : entre dessins monumentaux de sexes féminins ou de
natures mortes caravagesques, les dispositifs des Stanikas placent des séquences d'images en vidéoprojection,
sous le regard de sculptures quasi expressionnistes. Ce faisant, leurs installations désignent la
violence de la condition humaine qui en fait le pro- pos à travers la violence qu'opère cette transgression de
l'art par celle de sa propre histoire.
Guerre mondiale pour la lutte sans issue entre le pouvoir qui instrumentalise l'art et l'art qui, par nature, est
remise en cause du pouvoir : radicale est en effet la subversion des codes et tics de l'art contemporain qui
s'opère dans la brutale rencontre de ce dernier avec les canons dont il est pourtant l'héritier. Et qu'il reconduit
sous l'espèce de critères déterminant une esthétique formatée que l'extrême liberté de S&P Stanikas fait voler
en éclats, tout en mettant àjour ce qu'elle est d'une contrainte aliénante.
Guerre mondiale pour une définition générique de l'Histoire à travers laquelle s'affrontent pensées
dominantes ou doxa et pensées de la résistance ou non consensus. Cependant, toutes pensées également
mises en échec et ramenées sur un même plan par le pouvoir transcendant de l'art. Soit un pouvoir qui ne
réduit en rien la réalité antinomique de cette contrainte aliénante. À savoir celle d'une esthétique
uniformisante qui infléchit l'ensemble d'un art mondialisé en régime hyper capitaliste ; mais que, loin de s'y
conformer, les deux artistes élevés sous le communisme totalitaire font apparaître pour ce qu'elle est de
soumission aux attentes d'un nouvel académisme en art.
S&P Stanikas vivent à Vilnius, capitale de la Lituanie, et à Paris depuis quelques années, où ils sont
représentés par la galerie Vu. En 2004, cette dernière présente Inferno, exposition faisant suite à World War
comme première partie d'une trilogie qui s'est refermée avec End of a Millennium en septembre 2005, à la
White Box Gallery de New York.
Apprendre le dessin à Vilnius dans les années 70 et exposer à New York après le 11 septembre 2001, c'est
dire si les zones étanches de la guerre froide entre communisme et capitalisme sont devenues des frontières
perméables aux citoyens du monde. Mais quand l'existence consiste à traverser l'Histoire, celle-ci vous
précède plus encore qu'elle ne vous rattrape. C'est au moment où, à Londres, explosent les bombes terroristes
de juillet 2005 que les Stanikas viennent s'y installer pour un an, en résidence au Delfina Studio.
Violence de l'Histoire pour continuité de la condition humaine, voici donc Inferno, violence de l'existence
pour seul destin de l'homme. Dans l'oeuvre des Stanikas, L'Enfer fait bel et bien suite à Guerre mondia- le.
Non plus des sexes dressés dans la mort mais venus de corps reposant pour toujours dans la paix, ce sont des
sexes photographiés et juxtaposés aux images de corps détruits dans leurs chairs et leur sang qui défilent
maintenant sous nos yeux.
L'Enfer après la Guerre, car après elle, ce n'est pas le paradis attendu qui se présente. Aux gisants de terre et
suicidés plus vrais que nature de World War succède, non pas l'amour forcément renaissant, mais la
destruction à jamais florissante. Ainsi, l'enfer de la jouissance vient-il après la guerre des corps, comme la
violence de la condition humaine pour seul destin de l'homme. De l'homme et de la femme dont l'existence
est soumise au corps intime, c est-a-dire au corps de chair en tant qu'il est souffrance de l'âme jusque dans la
jouissance sexuelle. Inferno pour lieu du corps « jeté dans la bataille », comme le disait Pasolini parlant du
sien ; mais désignant, en cet endroit précis, le lieu d'un double corps. Celui de S. et celui de P. qui se
présentent, nus plus qu'aucun autre dans leur oeuvre. Nus jusqu'à se voir parfois cadrés autour de leurs sexes
seuls quand ils ne s'entremêlent pas au plus près dans l'image filmique, appelés l'un vers l'autre puis rejetés
l'un par l'autre sous le regard du spectateur. Corps à la fois mélancoliques et pornographiques, toujours
éloignés par un noir et blanc cinématographique, et toujours happés par une solitude qui les sépare avant tout
achèvement de la fusion.
Assurément pornographiques ces corps, puisqu'ils le sont à l'égal du désir lui- même. Du désir de l'autre en
tant qu'il se montre dans la crudité du corps qu'il rend violent. Pornographique et indéfiniment tragique à
l'égal de la violence qui fait son histoire, tel est le corps dans l'oeuvre des Stanikas. Corps rendu douloureux
par la nature même du bonheur qui voue l'homme et la femme à se lier en enfer pour trouver le paradis. Et
corps rendu politique par la nature même de l'homme comme animal politique.
Violemment transgressive, cette oeuvre de la chair jusqu'à la viande. Une chair hier livrée aux camps de la
mort, aujourd'hui à l'organisation du crime qui lui succède. Transgressive car violemment sexuée, cette oeuvre
encore, puisqu'à la violence faite au corps nié, corps triomphal exalté mais corps jouissant et douloureux
éliminé dans le système staliniste, elle articule sans plus d'égards la violence faite au corps exhibé, corps en
gloire marchandise et corps souffrant laissé au plus offrant dans le système marketing.
Ici, comme au théâtre de l'après Brecht, la question viendra toutefois se poser telle une nécessité renvoyée
depuis l'art en tant que responsabilité. Jusqu'où peut- on aller dans la représentation de l'horreur ?
demanderait le regard pensif, face à l'oeuvre des Stanikas. «Je reste dans la nuit », répondrait une voix éteinte
sous la forme exacte du vers de Shakespeare.
Sans plus de lien par ailleurs, voici ce que, du poète anglais, ne pourrait effectivement renier les deux artistes
lituaniens : sens de l'Histoire d'où se déploie la tragédie humaine, savoir sur l'homme d'où se com- prennent
l'amour et la haine, les crimes du pouvoir et le sang de toutes les violences. Et comme soubassement à ces
forces de destruction, la sexualité pour traduction d'un sens de l'Histoire qui, hors l'ironie coupante, ne laisse
aucun espoir.