S&P Stanikas, World War & Inferno
En juin dernier, le Studio national des arts contemporains du Fresnoye clôturait la saison avec « Panorama 5 », exposition collective présentant comme chaque année les œuvres de la dizaine d’artistes invités par la célèbre école située dans le Nord de la France. Ou plus exactement, le centre de production qui accueille des étudiants en post-diplôme dont les recherches se trouvent ainsi confrontées tout au long de l’année avec celles d’artistes en résidence, plasticiens, vidéastes et cinéastes venus comme eux de tous pays.
Ainsi, pour cette année 2003-2004, des Stanikas, couple de lituaniens dont le nom précédé d’initiales désigne Svajone, la femme, et Paulius, l’homme. Auteurs d’une œuvre où domine le noir et blanc d’une identité cinématographique qui ne cesse de renvoyer à l’énigme du Nord ; à la fois passionné et dépouillé dans la mélancolie, le Nord assurément magnétique de Bergman ou Dreyer. Pour autant, ils sont tout aussi clairement plasticiens, les Stanikas dont le travail artistique défie la notion de contemporanéité du médium par élaboration d’installations qui recourent aussi bien au dessin classique et à la sculpture traditionnelle qu’aux moyens technologiques de la vidéo et de la photographie. D’où le caractère d’emblée inclassable de leur œuvre déterminée par une radicale hétérogénéité d’éléments, lesquels ont néanmoins pour point commun la récurrence du format géant.
De sorte qu’exacerbant l’absence de compromis à un « artistiquement correct » dont nombre d’artistes se font quant à eux les serviteurs zélés à travers le seul choix du médium, la monumentalité de la forme renvoie ici pleinement à celle du fond. À savoir elle et lui, une femme et un homme sujets de corps étrangers l’un à l’autre mais toujours appelés l’un vers l’autre. Et par là même objets d’une communauté de destin qui les lie à jamais entre attraction et répulsion. Une femme et un homme dès lors sans cesse reconduits de l’impossible unité vers la perte et le manque, le néant et la solitude.
Ou encore : elle et lui, couple d’artistes donnant corps à la schize existentielle entre domination et soumission, loi du désir et quête de jouissance par quoi l’histoire personnelle rejoue l’histoire collective. Car de la pulsion qui régit le rapport entre l’homme et la femme comme entre l’être et le monde, là réside le propos des Stanikas dont l’œuvre apparaît dans une crudité d’autant plus tragique qu’elle est dénuée de tout exhibitionnisme comme de tout pathos : mettre à jour le conflit sans issue entre l’énergie libidinale et la force de destruction qu’elle engendre. Mettre en scène le visage masqué de l’enfer et de la mort sous le pouvoir de création par quoi l’être s’enchaîne au monde alors qu’il croit en être ainsi le seigneur tout-puissant.
Tel est bien ce que montre « Inferno », importante exposition personnelle présentée à la galerie Vu au printemps 2004, et dont l’élément central consiste en un film éponyme également projeté lors de « Panorama 5 » : violence de confrontations dont parle, à elle seule, la juxtaposition d’un (faux) bronze évoquant la statuaire soviétique de leur propre jeunesse dans un pays soumis par le communisme totalitaire, à l’image numérique de leurs sexes d’adultes montrés comme ce qui les soumet désormais, êtres libres dans l’espace-temps du capitalisme mondial.
Prégnance d’un temps passé qui hante l’espace du présent. Qui fait la trame d’une existence défilant alors sous la forme morcelée du souvenir tandis que la caméra explore une à une les pièces de l’appartement d’un membre de la famille de P. resté à Vilnius. Cendrier plein dans une cuisine au mobilier d’avant-guerre, fouillis de livres et sculptures de nus à la lumière d’une lampe qui vient soudain irradier la pénombre du lieu tel un soleil « explosant-fixe ». Silence de plomb et vertige de la disparition, le salon obscur est comme parti en fumée sous le regard du visiteur. Du regardeur entraîné dans une mémoire ouverte par effraction, cambriolage de souvenirs dans une histoire d’autant plus étrangère qu’elle renvoie à l’Histoire ; mais qui, pourtant, semblerait familière à tous. Emprise du passé de l’autre comme un miroir où chacun reconnaît sa propre solitude. Images en noir et blanc où l’enfer commence maintenant à valser, un homme seul qui arrive dans le champ et se met à danser dans l’appartement désert.
Flou des bras qui étreignent le vide parmi les objets alentour. Accélération du corps qui tourne et se cogne, rendu comme ivre et libre. Ou aveugle et fou dans ce lieu laissé au manque qui porte le trou de l’absence à l’échelle du mur faisant écran de projection pour l’image. C’est-à-dire pour cet ensemble d’images filmiques dont les dimensions « staliniennes » rivalisent ainsi avec l’écrasant groupe sculptural situé à proximité. Trinité familiale modelée dans la terre mais que l’on dirait coulée dans le bronze, et traitée dans un style quasi académique qui pointe avec brutalité là un sexe en érection, ici un membre amputé. Père, mère et enfant surgissant au spectateur tels des rescapés de l’Histoire tandis que depuis leur emplacement en léger retrait dans l’espace d’exposition, ils semblent exclus du présent qui se joue à l’image cinéma sur le mur-écran. Survivants debout dont le regard pèse néanmoins sur celle-ci comme un œil invisible, présence du témoin habité par ce qu’il a déjà vu. Ou fantôme immobile habitant une scène que personne ne peut voir. Ne veut voir ou ne supporte de voir.
Violence de la confrontation pour dire autrement la nature de l’existence en tant qu’elle transgresse sans égard la loi de l’homme moral redoublant l’animal politique, comme elle fait advenir d’un coup l’aimantation de la vie sous le spectre de la mort. Sous le regard du spectateur, S&P assis face à face sur un sol blanc hors contexte s’enlacent en se caressant jusqu’à ne faire plus qu’un. Forme idéale que réalise la pyramide de leurs corps enchevêtrés, unité de la fusion bientôt atteinte tandis que la main de P. glisse sous la jupe de S. pour lui caresser le sexe. Mais suspendue dans l’image qui se fige alors, la réponse au destin de la pulsion se découvre ailleurs.
The Men Are Watching Leaving Women est-il écrit à l’entrée d’« Inferno » au-dessus de deux photographies gigantesques représentant l’une, une foule de femmes en tenue traditionnelle lors d’une fête nationale et l’autre, des rangées d’hommes idem. Aussi, « forme idéale » que réalise chaque groupe par répétition du même et unité de la fusion ainsi atteinte dans la séparation par l’encadrement du politique — que désigne l’épais cadre noir des deux images côte à côte —, telle est la boucle dans laquelle valse l’enfer de la vie sur terre. Réunis, l’homme et la femme, par le désir de l’autre — l’autre qu’est aussi la société tout entière, mais séparés par l’impossible captation de ce même autre. Ainsi d’elle et lui, S&P évanouis dans l’union de leurs sexes après laquelle chacun est seul, laissé à son organe photographié en plan rapproché comme témoin de son attente bien plus que de son désir.
Au-delà, dans l’espace d’exposition, des photographies en noir et blanc extraites de la série Mille sorcières. À l’égal de ses consœurs — et comme autant d’Origine(s) du monde revisité à l’ère de son éclatement global en mille morceaux locaux — la numérotée 32 montre un sexe féminin en très gros plan. Puis, à côté de cette incarnation du mal, le nom du bien. Soit La Communiste (de Paris). Autrement dit rien, cette fois, de la métaphore ; car (et comme le signifie l’indication entre parenthèses) tout de la militante en action, cadrée de plus dans une légère mais héroïque contre-plongée resserrée sur son visage à hauteur de façades. Camarade du prolétariat dont l’immense portrait surplombe une armée de sexes masculins. C’est-à-dire une série de leurs gros plans photographiques, chacun étant sous-titré : Jeune Communiste, Diable Communiste, Vieux Communiste...
Œil pour œil, dent pour dent, serait-on alors tenté de commenter face à cette « citation » de l’imagerie réaliste-socialiste où domine l’icône de l’Armée Rouge défilant sous le portrait hors échelle de Staline. N’était que le rire du diable parle ici d’un autre pouvoir du masque. Derrière le révolutionnaire Petit Père des Peuples, le freudien Père de la Horde, seul ordonnateur de la castration et ainsi maître des êtres. C’est-à-dire de leur désir comme de leur jouissance et ce, qu’ils fussent hommes ou femmes à l’instar du chef les tenant à sa botte. Car nous le comprenons bien : si la Sorcière incarne aux yeux du peuple la figure paradigmatique du fantasme de la castration comme un piège Mille fois tendus à l’homme — soit par chaque femme comme à chaque fois que la femme se représente — reste que la Camarade, pure ennemie de l’impériale n° 32 comme des 999 autres, est assurément celle des deux qui brûle de l’ardent désir d’être ou de devenir « Mère de la Meute ».
Monstre dans l’humanité à quoi ramène encore et toujours et de la sphère intime à la sphère publique l’économie libidinale. Noyau d’un écartèlement dostoïevskien dans lequel s’inscrivent les Stanikas, dont le travail présente une filiation certes plus directe avec le cinéma de Visconti, œuvre et univers, sens de la démesure et sentiment de la perte. Voir ainsi l’animal blessé à mort que devient l’être abandonné dans le manque de l’autre et de son désir tel que le montre Gorgon, photographie en noir et blanc au même format coupant le spectateur du monde en l’immergeant à l’intérieur de l’image.
Face aux sexes alignés des Mille sorcières et en regard de La Communiste dominant celui de son Diable d’homme, « elle », la femme du couple, apparaît seule dans le lit d’une chambre d’hôtel que l’on devine autrefois palais. Grandeur décadente du lieu qui renvoie à la sienne, ruine de son être déchu. Corps roulé en boule dans un drap qui ne laisse dépasser que son visage. Regard vaincu par la douleur de vivre, S. que l’on dirait enfermée dans un sac l’immobilisant hors du monde des vivants. Recroquevillée autour d’une cigarette ressemblant à celle du condamné, celle dont la fumée fait signe de la fin qui approche. S. terrée dans ce lit pour celui d’une agonie dont les heures sont comptées. Sans plus de sexe, sans plus de corps ni même la forme de sa trace. Elle sans lui, dans la perte et le néant, la solitude comme une maladie en phase terminale.
S. de S&P Stanikas donc, soit deux artistes hors normes dont on peut dire qu’ils ont déjà marqué l’histoire de l’art contemporain. En effet, la Lituanie n’ayant jamais eu de Pavillon avant l’édition 2003 de la Biennale de Venise, c’est de surcroît avec l’impressionnant « World War » qu’elle aura été pour la première fois représentée dans cette manifestation majeure de l’art international. Aussi, Guerre mondiale ou l’œuvre sans concession qu’un an plus tard ne trahira pas « Inferno », telle serait plus encore la traduction sous-titrée de l’installation-exposition dont le souvenir reste vif dans les mémoires.
Ayant conservé aux murs le raffinement précieux de soieries créées par Fortuny pour le palazzo auquel il donna son nom, les Stanikas organisèrent, dans l’espace de ce palais devenu musée, la surexposition d’un détail du Déluge de Michel-Ange reporté en format géant à proximité des entrailles d’un moteur V6 3 000 de Nissan. Éclat métallique des « organes » du bolide qui exacerbent la tension des muscles et l’effroi des visages tracés à la mine de plomb. Fulgurant rapprochement des corps saisis dans l’orgueil du défi lancé au temps et à la mort. Envol (de l’homme) et vitesse (de la machine), ou loi du désir et quête de jouissance. Termes ici repensés d’une dialectique nature/culture où la destruction du monde annoncée se joue autrement dans l’autodestruction de l’humanité.
Exposition de la vulnérabilité offerte du vivant, ainsi nous est-elle alors donnée à comprendre, la guerre ou ce par quoi l’être est fait et se fait lui-même objet de la perte. Sculptures de pendus et de suicidés, gisants au sexe parfois dressé tel un fruit alléchant — Your Father, your Sons and your Daughter — obscénité de la vie indomptable comme de la morale qui aime l’obéissance de la mort, qui préfère la docilité du cadavre à l’insoumission du désespoir. Pornographie de la guerr qui préfère le sang au sperme. Et que rend mondiale la permanence du rapport de force entre l’histoire et le temps. La violence de la confrontation entre le jeu tragique des appels, celui des frontières à transgresser ou des miroirs à traverser et celui de la condition humaine à transcender.