Eastern Europe's Tales of Terror: the Art of the Stanikas / Les contes d’horreur de l’Europe de l’Est : l’art des Stanikas
TOMEK KITLINSKI PAWEL LESZKOWICZ
Au début, était le Gothique. Vilnius, capitale de la Lituanie possède de
nombreuses églises gothiques et de collines ténébreuses. La vieille ville
philistine est entourée par la médiocrité post-soviétique : le nouveau capitalisme
cache la pauvreté et le passé totalitaire. Pourtant, ici, les traditions suscitent
encore la peur, n’oublions pas que la Lituanie fut le dernier pays d’Europe à être
christianisé. C’est dire si l’on sent encore les âmes païennes. Les cruautés des
catholiques, les tragédies des totalitarismes nazis et communiste et le
postcommunisme brutal d’aujourd’hui se relient de manières sadomasochistes
dans la peinture de Paulius et Svajonė Stanikas.
L’inscription en lettre gothique du mot « fire » indique le ton d’une des oeuvres
des Stanikas : « Le feu ». Dans la symbolique lituanienne le feu revêt un sens
particulier : au XIVe siècle, la Lituanie était appelée la terre des adorateurs du
feu pyrsolatron. Dans l’obscurité nordique, le feu apportait la lumière mais aussi
la mort. Les corps des ancêtres et des prisonniers étaient brulés sur des buchés.
« Les poèmes de feu » des Stanikas représentent des images macabres de
corps carbonisés pris dans les convulsions, transformés par la douleur d’un feu
brûlant. La nudité, les hurlements, le mystère se dévoilent dans leurs
compositions photographiques, mais suivant une mise en scène artificielle. Dans
l’oeuvre « Le feu » les images du svastika, d’un palais en ruines et de luxueux
candélabres suscitent des images cachées dans l’architecture et ses
décorations. La destruction et le chic du « Fascinant fascisme » passé et toujours
présent comme le décrit Susan Sontag profane ces espaces. Les Stanikas qui
regardent le passé de l’Europe de l’Est ne se font pas d’illusions. Leur vision est
sombre ; c’est dans cette partie de l’Europe que sont apparus les vampires et la
psychanalyse, et la terreur totalitaire était, ici, réellement vécue.
Le deuil n’est pas encore terminé en Europe de l’Est. Les spectres du passé
voyagent de générations en générations. Les querelles sur les crimes du passé
sont ardues et cruelles. D’après Tina Rozenberg la Lituanie et la Pologne sont
des pays de spectres.
Dans le centre de la vieille ville baroque de Vilnius, nous avons visité un bâtiment
en béton de style soviétique : le Centre d’art contemporain. A l’intérieur il y faisait
froid : le personnel de service portait des manteaux en fourrure et se réchauffait
en piétinant sur place. Il était difficile d’espérer quelque chose d’extraordinaire
dans ces salles mal éclairées. Cependant, des photographies sépia
transpercèrent cette obscurité et provoquèrent un sentiment gothique
extraordinaire comme devant des potences. La cruauté du subconscient et de
l’Histoire. Les Stanikas à l’origine de ces oeuvres et des éclairages
reproduisaient les spectres du passé à la fois lituanien et soviétique mais aussi
ceux de la difficile période de transition. Ils montraient les traumatismes : le
passé xénophobe et soviétique, la cruauté, la mafia, les difficultés d’adhésion à
l’Union européenne, chacun esthétisés et dissociés par des cadres compliqués
en bois. Dans un tableau-carte postale gigantesque « Le regard. Vilnius (Union
soviétique). 1976 » on y voyait des paysages urbains staliniens fantomatiques,
des adolescents nus, une femme sur son lit de mort entourée de fleurs, rappelant
les enterrements élégants des leaders soviétiques ou des villageois. Un beau
portrait bleu d’une sculpture de Lénine avec un jouet en cheval réjouit le
spectateur cerné par les cauchemars populaires, communistes et capitalistes.
Dans les photographies des Stanikas, on trouve beaucoup de corps blessés : le
plaisir voyeuriste étant contrebalancé par l’abrutissement causé par la douleur.
Malgré le brillant de la surface photographique, les artistes attaquent le
spectateur en le renvoyant à des souvenirs et des expériences pénibles. Ainsi les
Stanikas créent par un attrait sexuel sinistre de corps déformés et étranges une
sorte de plaisir visuel et d’horreur émotionnel. Par la composition sculpturale de
trois paires de mains coupées « Les mains : pour la prière, l’aumône et la lutte »
ils expriment le commentaire poignant de la fragilité et de l’habilité humaine.
La flamme des Stanikas après avoir révélé et fondu ces terribles ingrédients
révèle alors une beauté douloureuse. Dans la série photographique « Le
capitaliste » les corps carbonisés sont comparés à de vieux visages et des
crucifix. Les mains ridées du capitaliste allongé sur son lit de mort semblent
exprimer le deuil de sa déchéance. Il est douloureux de regarder une telle
inversion du succès. L’art des Stanikas invoque l’horreur contemporaine
capitaliste de l’Europe de l’Est exprimée par les ombres du passé. Les visons de
souffrances sont exprimées par les limites charnelles et les symboles totalitaires :
du svastika jusqu’à la sculpture de Lénine.
L’Holocauste et le communisme ont signifié la fin du multiculturalisme. Après
1989, les pays en pleine renaissance à la recherche d’une nouvelle vie ont créé
leur propre identité mythique et une nouvelle âme nationale monolithique. Les
pays baltes qui recouvraient à nouveau leur indépendance souhaitaient créer
des pays d’une seule nation, c’est ainsi que les russes d’Estonie ont perdu leur
nationalité, dans plusieurs pays post-communistes les minorités Roms étaient
trainées dans la boue, bref ces jeunes pays sont devenus inhospitaliers aux
étrangers : la peur que leur « pureté » soit salie en accueillant les autres. Ils se
défendaient comme on creuse des tranchées contre les « infections de
l’étranger ». Les européens de l’est cultivent leurs communautés imaginaires
renfermées.
D’après Julia Kristeva, les gens d’Europe de l’Est sont devenus des loups. Dans
son roman « Le vieil homme et les loups » le spectre du gothique qu’elle décrit
hante la Pologne et la Lituanie. La Bulgarie, elle, n’a jamais fait de déportations
de Juifs (voir Tzvetan Todorov « La fragilité du bien : le sauvetage des juifs
bulgares »), alors que de plus en plus d’épisodes révèlent la participation des
polonais et des lituaniens dans l'Holocauste. En Pologne, en Lituanie et dans des
pays similaires, les culpabilités antisémites du passé et d’aujourd’hui sont
cachées, les européens de l’est « sont malades de leur non culpabilité ». Dans
l’iconographie corporelle des victimes et des symboles des idéologies brutales
politiques et religieuses, le retour des répresseurs est très visible dans l’art des
Stanikas.
Le « Mal d’archive » décrit par Derrida est le noyau du mal visuel, des maladies
et d’autres fièvres du vingtième siècle que les Stanikas représentent. On peut se
rappeler la pensée de Griselda Pollock, disant que « l’archive photographique
ressemble au document d’histoire et forme de manière fasciste une mémoire.
Dans ces photographies on y voit les pertes jamais endeuillées des Juifs, ainsi
que ceux qui étaient discriminés pour leur sexualité, leur dépendance ethnique
ou leurs opinions politiques. On estime souvent que la simple reproduction
d’images de gens qui vont dans les chambres de la mort, qui sont affamés
jusqu’à la mort ou assassinés et enterrés dans des fosses communes, donne à
revivre la mort à nouveau, comme le regard en arrière d’Orphée qui le tue. Face
à l’horreur les gens deviennent très facilement insignifiants dans ces images ».
L’art utilise ce rejet et cette exclusion. Regardons plusieurs images de femmes
souffrantes dans le monde des Stanikas, là où la douleur, l’humour noir et le
fardeau historique se mélangent. Le découpage de membres humains renvoie
au malheur ou au massacre, sous le registre d’une ironie froide qui confirme la
discordance des limites humaines, tel un rire sortant d’une bouche folle et
sanglante.
Comment représenter le passé et le présent des horreurs de l’Europe de l’Est ?
Est-ce que l’art des Stanikas qui applique aux vieux traumatismes et aux
extrémités corporelles la surface photographique pourrait-il être un des moyens ?
Comme le capitaliste devenu cadavre et exprimant les souffrances du passé, la
crise sociale actuelle et ses abus. Comme le logo Mercedes trônant au sommet
d’une église gothique semblable à une prison dans l’une des photographies de la
série « La Guerre mondiale ».
La représentation de l’humiliation d’après Julia Kristeva n’est pas narrative, c’est
une vision, non alethea mais apocalyptique. A notre avis, les exclusions en
Europe de l’Est se sont incarnées dans l’iconographie du sexe et des délires
cruels chez les Stanikas, précurseurs d’un art critique lituanien. Vous faites partie
des rejetés en Europe de l’Est, vous êtes étrangers. Si vous osez être, osez
troubler également votre appartenance.
Quatorze ans après la période de transition, l’Europe de l’Est subit une crise
économique et idéologique. Le chômage, la pauvreté, le nombre de sans-abri et
les discriminations augmentent. Le capitalisme s’épaissi avec la rudesse postsoviétique
des exclus. La démocratie fragile et limitée est de sexe masculin. Elle
est hétéro sexiste et en général majoritaire. Dans la sculpture monumentale des
Stanikas « Ton père, ton fils et ta fille », qui rappelle une pierre tombale, les
figures des morts font peur de par leurs monstrueuses saillies phalliques. Les
belles sculptures religieuses des églises de Vilnius sont devenues des beautés
pornographiques.
L’analyse profonde des conventions esthétiques des photographies couleur
grand format, des peintures et des dessins s’effectue avec le développement des
corps qui expriment les thèmes au-delà des limites et des demi-tons
psychosexuels forts. Les grands dessins au crayon des Stanikas confrontent le
spectateur à un érotisme débridé à la Bellmer et à une convulsion des corps à la
Michel-Ange. Les chefs d’oeuvres hétérosexuels de ce couple d’époux est le seul
lieu de décharge artistique et sexuelle, où le privé n’est pas déformé par les
événements publiques et historiques. Les autres photographies au contraire
regorgent de traumatismes. Notamment l’horreur des incarnations féminines
prises par Svajonė dans ses autoportraits ou ses portraits réalisés par Paulius.
Elle aime jouer la victime, le monstre ou la femme folle. Sa bouche pleine de
sang sourit avec un nihilisme masochiste, ses mains rudes enlaidissent son
visage de mort. Ici on met en jeu la plus grande brillance de la maison et la
sécurité donné par l’environnement artistique. Les autres photographies
montrent des morceaux de corps avec un regard presque clinique sur
l’évènement mortel. Dans ses performances, Paulius recouvre son corps nu avec
de la peinture de couleur sang et éprouve la souffrance de la chaleur émise par
une lampe électrique. Deux autoportraits de Svajonė et de Paulius montrent
leurs corps seuls ensanglantés repliés dans des baignoires. En comparaison de
leurs performances photographiques, seul l’érotisme extatique pornographique
exprimé dans leurs dessins peut donner du plaisir aux yeux et susciter des
désirs.
Dans l’art des Stanikas, le spectateur rencontre la création artistique unique d’un
couple hétérosexuel. Ici, il n’y a pas de partie dominante : seulement l’unité de
vie, la créativité et l’art. Mais leur vision n’est harmonieuse que de loin. Au
contraire, ici on peut deviner le lien basé sur le sadomasochisme, non seulement
à l’égard de l’un et de l’autre mais aussi tourné vers le spectateur. La
démonstration de douleur devant la caméra provoque une douleur à soi-même
mais aussi pour le spectateur : c’est l’exploration d’une psychique personnelle et
des normes sociales. La dimension érotique des oeuvres des Stanikas est
proche de la pornographie et de la cruauté. Seulement, la beauté convulsive et
l’étrangeté perverse retransmettent ces travaux dans un autre registre
d’imagination visuelle, où le sexe oral, les corps blessés et les figures
sculpturales se mélangent les uns aux autres. Dans les portraits et les
autoportraits des Stanikas, les symboles de la perversité rencontrent ceux de la
religion et du totalitarisme. La tristesse des figures et des visages est reliée au
grotesque des corps. D’un côté les images du lit de mort, de l’autre la nudité
convulsive. « Grand-mère » - c’est le portrait du masque d’une femme, où les
mains humaines sont posées sur le lit, mais rappellent les malades qui
surgissent des tombeaux. Les portraits d’enfants de divers pays dans la série
photographique « Asie. Europe. Enfants » complètent cette galerie humaine.
L’image de « Grand-mère » contraste avec la nudité ouverte d’un garçon
adolescent exhibant ses parties génitales et son anus poilu. Les enfants sont
représentés ici comme une métaphore géographique – l’Europe est symbolisée
par la jeunesse immorale, et l’Asie est représentée par l’enfant asiatique
innocent. L’art des Stanikas agit par la circulation entre des images
sociopolitiques et des images profondément subjectives, qui surgissent pour la
plupart d’entre elles des démons de l’Europe de l’Est.
Les Stanikas sont en exploration : ils suivent les pas des agents Mulder et Scully.
Les personnages de la série « X-Files » se complètent l’un et l’autre comme la
masse des ténèbres complète le siècle des Lumières. Dana Scully, agent du FBI,
docteur du corps mais pas de l’âme, représente la science et l’esprit critique
occidentaux, elle est parfaitement adaptée à l’ordre rationnel symbolique. Fox
Mulder au contraire, est intuitif, concentré sur l’autre partie paranormale de la
raison. Mais quand « X-Files » atteint l’apogée, les rôles des partenaires
redeviennent habituels. La série « X-Files » comme le Gothique, balance sur la
limite de l’irrationalité et du plausible, ouverte vers des dimensions alternatives
mais encrouée par les forces politiques puissantes de l’Amérique.
La culture contemporaine ne peut s’extraire du paradigme du matérialisme,
parce que le potentiel anti-Lumières est souvent limité par la rationalité. D’un
autre côté, par les produits de la culture traumatisée on tente de montrer la
limitation de la rationalité occidentale. Julia Kristeva prévient contre le danger de
la cruauté psychotique qui se cache sous une surface non verbale et qui réagit
directement d’après ses propres stimulants (et d’où vient la cruauté, les
meurtres). Le vide actuel cause des problèmes pour nos religions et dans la
compréhension la de rationalité dans les domaines en crise. Peut-être que tout
cela nous apporte éventuellement des différentes réponses. En marge du
Gothique on trouve toutes les choses symptomatiques issues de la douleur et de
la béatitude, par des désirs sombres on cherche une propriété plus profonde,
différente du corps et de l’âme.
Les origines du Gothique contemporain remontent à la fin du Moyen-Age, ainsi
que dans les romans gothiques et le Gothic du dix-huitième siècle. Les
inspirations du Moyen-Age acquièrent des formes de grotesque dans lesquelles
des qualités qui théoriquement ne correspondent pas ensemble se rapprochent,
par exemple l’horreur et la bonne humeur. D’une certaine façon, la méthode du
genre du récit et de l’horreur postmoderne est une offre de divertissement,
choquant dans le but de faire peur. L’iconographie des bestiaires du Moyen-Age
se prolonge par la monstruosité visuelle de la littérature et de l’art contemporain.
Le style gothique prône l’humilité, comme le disait Saint-Bernard : la beauté de la
déformation, la beauté déformée. Les récits gothiques du 18e siècle développent
des légendes surnaturelles et propagent l’esthétique de l’image. La manifestation
ultime de ce processus est le Romantisme noir. Beaucoup de consommateurs de
littérature aux Etats-Unis se plongent dans le Gothique comme dans une
« légende nationale » exprimée dans les oeuvres de célèbres auteurs :
Charles Brockden Brown, Sally Wood, Edgar Allan Poe, Nathaniel Hawthorne,
Henry James, Edith Wharton, Joyce Carol Oates, Toni Morrison, Anne Rice,
Stephen King, ainsi que dans la critique de Leslie Fiedler. Le traumatisme et la
sublimation forment le terreau spirituel des personnages gothiques qui créent
l’image d’un monde intérieur et extérieur contemporain handicapé comme l’art
des méprisées, des exclus, des humiliés un – abject art.
Hal Foster a décrit la culture américaine comme étant une culture du
traumatisme : dans les émissions « In SoHo, at Yale and on Oprah » dominent le
thème de la blessure et de nombreux artéfacts d’une subjectivité traumatisée.
Hal Foster explore les installations de Robert Gober, mais aussi d’autres artistes
(dont Cindy Sherman, Joel-Peter Witkin et Kiki Smith), qui « se réunissent autour
du thème de la blessure » et se délectent de l’esthétique du Gothique
contemporain. Comme le dit le maitre du Gothique anglo-américain Christoph
Grunenberg : « Le Gothique peut s’exprimer par des images sans formes,
affreuses, de parties du corps choquantes. La nouvelle force des thèmes anciens
du gotique comme les phénomènes incompréhensibles, fantastiques et
pathologiques s’introduisent dans l’art contemporain ». Dans l’art des Stanikas
cette nouvelle force s’exprime par la plongé dans l’histoire de l’Europe de l’Est.
La poétesse américaine du Gotique Sylvia Plath, dont le grand-père est né en
Europe de l’Est, a décrit cette Europe de l’Est comme : « Rasée par les guerres,
les guerres et les guerres ».
L’art des Stanikas est abject, mais il creuse plus profondément dans l’histoire
que l’abject art américain. Les images sombres et moites sont les ombres de la
Shoah. Vilnius, plutôt Vilna – comme l’appelait les juifs, le centre mondial de la
culture juive, Yerushalayim de-Lita (Jérusalem de Lituanie). « Dans notre société
rationnelle moderne, à un niveau supérieur de civilisation, Vilna a été
assassinée, elle est devenue la ville des apatrides » comme l’a dit Hannah
Arendt. Pendant l’Holocauste à Vilnius et dans ses environs, plus de 100 000
juifs furent massacrés. Vilna fut soumise à de terribles souffrances, des
persécutions et des massacres tandis qu’une résistance armée tentait de voir le
jour.
La perte de l’Europe de l’Est. L’Europe de l’Est a perdu son innocence.
L’Holocauste a tiré un trait tragique sur l’histoire de Vilnius comme centre de la
culture juive. A Vilnius, ont vécu une communauté karaïte qui glorifiait la Bible
hébraïque tout en rejetant le Talmud, mais aussi des musulmans tatares, des
arméniens, des protestants, des orthodoxes russes et des catholiques lituaniens
et polonais. Les Stanikas sont d’origines mixtes : lituaniens, juifs, polonais et
russes.
Les Stanikas retransmettent le traumatisme. Les agressions, les violations de
frontières, les guerres dans la géopolitique de l’Europe de l’Est et tout cela
coïncide avec les violations des limites du corps. Agressions du corps politique
agressions du corps humain. L’art des Stanikas c’est le passé de l’Europe de
l’Est dans une vision cauchemardesque du présent. C’est le livre des rêves de
notre époque. La nouvelle de Tadeusz Konwicki « La clé des songes
contemporains » décrit les luttes dans les environs de Vilnius que Czesław
Miłosz appelle « le massacre mutuel dans une forêt froide et enneigée du
Nord ». Leszek Kolakowski, philosophe à l’All Souls College d’Oxford commente
ainsi le narrateur de « La clé des songes contemporains » : « Sa fidélité à son
passé s’exprime à chaque contestation de celui-ci. Une interrogation si
effrayante sur soi-même est-elle possible ? Elle doit l’être, mais jusqu’au moment
où la personnalité du narrateur se décomposera de façon irréparable ». Les
Stanikas vont plus loin : ce passé fantôme, ils l’explorent si intensivement et de
manière si intime que leurs figures se disloquent par parties, irréparablement et
inévitablement.
La clé des songes contemporains des Stanikas ce sont des cauchemars
implosant les uns après les autres. Les lituaniens ont compris qu’ils se trouvaient
aux marges de l’Europe : ils furent les derniers à faire partie de la famille du
christianisme mais aussi les derniers païens, les derniers barbares. Les cultes
païens sont restés très vifs dans le culte de la nature. Dans l’art des Stanikas on
admire les éléments naturels qui sont à la fois détestés et adorés. L’élément le
plus caractéristique pour eux est le feu, l’élément offrant la vie et la mort. Le
concept de feu d’Héraclite et des stoïciens lié aux traditions baltes renvoi à
l’intuition d’un incendie mondial. Tel est le royaume prédit par les Stanikas. La
chaleur du subconscient traversant les corps brûlés vers l’incendie mondial.
Leur art attise par la luxure et la peur. On se retrouve dans la chaleur du sexe et
de la politique. A travers une sublimation alchimique, la flamme transforme les
choses communes en valeurs. Ce baptême par le feu rappelle la sublimation de
l’instant évoquée par Freud vers la création artistique. Dans l’art des Stanikas on
trouve flagranti delicto, on l’attrape in flagranti est nous sommes déplacés dans
une autre réalité. Comme l’or pour être purifiée doit traverser le feu. Ainsi, les
Stanikas expriment leur mal-être par des processus en même temps destructifs
et constructifs. Leur catastrophisme pyromane a eu un prédécesseur lituanien -
avec une différence polie. Un autel gigantesque se consume dans un tableau de
Mikalojus Konstantinas Čiurlionis. La plupart des visons de Čiurlionis sont
seulement décoratives. Pour son Art Nouveau eschatologique il manque la
scatologie des Stanikas. « Les lituaniens ont pour tradition lorsqu’ils sont
mortellement malades ou lors d’un danger mortel, de se faire brûler vivants dans
leurs maisons », écrivait Adam Mickiewicz, poète romantique de Vilnius.
L’Europe de l’Est a brûlé tout au long des siècles. Au quatorzième siècle, les
souverains de Lituanie, ces derniers rois païens d’Europe, discutaient du choix
entre Byzance et Rome. A peine baptisée d’après le rite orthodoxe oriental que
les Lituaniens se tournent vers la religion catholique. Il ne faudrait pas oublier
que les croyances catholiques lituaniennes ont survécu au communisme et
qu’elles ont pu solennellement renaitre après sa chute. La religion catholique,
c’est la religion de l’incarnation, de la résurrection du corps, le culte de la
maternité, elle incarne la spiritualité et offre du sens pour le corps. Mais
transformée en idéologie par l’Eglise, elle devient répressive envers les
différences et acerbe la xénophobie.
L’impérialisme polonais a transformé la Lituanie en colonie. La seule femme
souveraine de Pologne Hedwige d’Anjou fut fiancée à l’âge de quatre ans à
Guillaume d’Autriche. Mais les nobles polonais qui désiraient une union avec la
Lituanie, détestaient les Habsbourg et ont banni Guillaume puis ont envoyé les
marieurs chez le duc lituanien Ladislas II Jagellon. Comme l’écrit un chroniqueur
de l’époque : « La reine ne voulait pas se marier avec Ladislas II Jagellon, de
vingt ans son ainé, elle n’avait jamais vu d’étranger païen. Elle le croyait être un
barbare sauvage ». Elle envoya au palais de Ladislas II Jagellon un messager à
qui elle confia la charge de vérifier lors d’un sauna avec le duc lituanien s’il
ressemblait à un homme. En 1386, Hedwige épousa Ladislas II Jagellon, ainsi la
Pologne se maria avec la Lituanie. Ladislas II Jagellon est devenu l’ancêtre de la
dynastie des Jagellon liée par les liens du sang avec les cours royales d’Europe
d’aujourd’hui et des milieux multiculturels issus de l’Union Lituanie-Pologne.
Regardez bien les pierres tombales royales des Stanikas : des corps sacrés
tombés en morceaux avec leurs parties génitales exubérantes. Les Stanikas ont
développé un peu plus loin la stylistique du sarcophage gothique.
L’Union Lituanie-Pologne intercalée entre la Russie et la Prusse a été dépecée
par les forces voisines à la fin du 18e siècle. La Lituanie a été avalée
politiquement et a disparue dans les profondeurs de la Russie pendant 120 ans.
La courte période de l’indépendance de l’Entre-deux-guerres fut brouillée par
l’agression de la Pologne et l’autoritarisme politique installé en 1929. Lors de la
Deuxième guerre mondiale la Lituanie fut dévastée à la fois par les nazis et par
les soviets. La soviétisation a entrainé le contrôle total, l’espionnage, la
suspicion, la terreur stalinienne, les déportations en masse en Sibérie (320 000
déportés). L’expert en politique de l’Europe de l’Est Timothy Garton Ash décrit
ainsi l’ancienne prison du KGB à Vilnius : « dans un minuscule résidu on
distingue vingt couches soigneusement numérotées – ces murs ont vu le
désespoir, la saleté et le sang. Au bout d’un corridor se trouve un cachot gelé
dont les murs sont recouverts d’une toile encore tachée de sang. C’était la
chambre des tortures ». Cela correspond à une partie de l’univers des Stanikas.
L’Europe de l’Est et les oeuvres des Stanikas, ce sont les fantômes de la
clandestinité. Les forêts sauvages de la Baltique et les marais ont attiré les
apostats révoltés. Après l’invasion des soviets une grande partie de Lituaniens
est partie se cacher en forêt ; ils devinrent ainsi des partisans qui luttèrent contre
les soviets tels des frères de la forêt jusqu’au 1952. En 1948, le gouvernement
envoya contre eux 70 000 soldats, des équipes spéciales de tueurs, des agents
infiltrés et des divisions de l’armée rouge régulières », - écrit Mark Mazower, qui
confirme que « les ombres de la guerre étaient toujours cachées dans les forêts.
Le frère estonien de la forêt August Sabe fut trouvé en 1978 par les agents du
KGB, mais il réussit à se noyer plutôt que de se rendre ». Les Stanikas meublent
le sol pour les apostats, les révoltés et les rebelles d’aujourd’hui.
Les Stanikas révèlent les strates de l’inconscience de l’Histoire et de ses
abattoirs. Aux côtés de Platon, Saint-Augustin, Freud, Kristeva, les Stanikas
explorent les marges de l’inconscience et du subconscient, ils savent que le mal
se cache en nous. Les fantaisies fanatiques horribles nous dirigent, ça se voit
dans l’art des Stanikas. Ils créent des monstres : vampires, prédateurs et
vandales. Les Stanikas et nous-mêmes concevons notre vie intérieure comme
une proie à chasser. Pas seulement Vilnius – nous sommes pleins en nousmêmes
de Gothiques.
Le traumatisme est une expérience à la limite de l’esprit et du corps. Pour cette
raison le traumatisme réagit sur le côté psychosomatique et se propage plus loin
de l’intérieur vers l’extérieur, dépassant les limites de l’individualité et de la
sociabilité. L’admiration en masse du corps blessé et de l’esprit, de l’individu, de
la société, tout ceci forme une culture de la souffrance, dans laquelle la
subjectivité existe comme un témoignage de choc, d’injustice et de cruauté. Les
légendes cruelles et traumatisantes fonctionnent comme des contes, selon
Bruno Bettelheim, elles nous apprennent à comprendre la complexité de l’être
humain. Ainsi sont les contes des Stanikas.
Les notions du Gothique, de l’inconscience et de la psychanalyse attestent des
squelettes en décomposition dans les placards de l’Europe de l’Est. Les
imaginations xénophobes et les crimes sont nos secrets familiaux. La
psychanalyse est apparue dans cette partie de l’Europe. La famille de Sigmund
Freud est d’origine de Chełm – centre de l’humour hassidéen et juive, lui-même
étant né à Freiberg (Příbor) en Moravie. La généalogie de Melanie Klein nous
amène à Lviv, en Ukraine, celle d’Helena Deutsch à Przemyśl qui se trouve entre
la Pologne et l’Ukraine. Il faut préciser à ce propos, que la psychanalyse en
raison de son origine (la science des juifs ?) n’était pas acceptée par ici. L’art
dans l’Europe de l’Est explore encore l’âme, et les Stanikas sondent leurs
sombres profondeurs.
L’obscurité est à portée de main, c’est celle de la dépression postcommuniste,
des crimes et du pouvoir autoritaire. C’est le crépuscule des Dieux capté par les
Stanikas, c’est la fragilité des nouvelles démocraties qui atteignent si vite les
ruines de la décadence. Tzvetan Todorov a proposé une analogie comparée de
l’écroulement du communisme et de la fin du roman « Les Bijoux » de Guy de
Maupassant. Le communisme était comme un bijou rêvé (aussi bien pour un
stakhanovich qu’une « babouchka ») pour lequel on se sacrifie, puis on réalise
qu’il est sans valeur. Rejetant la fierté de ce bijou de diamants le post
communiste réalise : « Oh, mon bijou est un faux ! ».
Le spectacle des Stanikas est spectral. Après l’effondrement du communisme,
l’Europe de l’Est est devenue « un désert confus laissé vacant » (Jean
Baudrillard). Les Stanikas montrent les ombres du progressisme de la période
transitoire. La période transitoire c’est une grande période narrative séparée de
tout. Dans ce cloaque sans vie de la période transitoire on assiste à un
écartèlement et à un dénigrement des minorités nationales et sexuelles, des
pauvres et surtout des femmes au chômage et sans-abri. L’Europe de l’Est
cultive les isolements des sex et de classes propagés par les médias (exaltés
par eux-mêmes et/ou fondamentalistes) et par la politique sociale de Margareth
Thatcher. Le tableau « Grand-mère » des Stanikas a plusieurs sens. En Europe
de l’Est la grand-mère était une institution : conteuse, transmettant la culture,
représentant le matriarcat de la survie dans un environnement totalitaire. Dans
les tableaux de Stanikas, on y trouve beaucoup de « babouchkas ». A la suite du
communisme, la misogynie et le non-respect dû à la vieillesse sont devenus
criminels – dans la course aux bénéfices les pleureuses en accord avec les
médecins accélèrent la mort des patients.
Les questions en jeu sont celles du nouveau pouvoir gagné par l’Etat, de
l’importance des groupes politiques et des tensions sociales. L’ancienne garde
politicienne, les nouveaux arrivistes et l’argent nouveau contre les perdants du
marché économique. Les Stanikas représentent des européens de l’Est
repoussés et qui ne comprennent rien au capitalisme comme des subordonnés
postcoloniaux. Gayatri Chakravorty Spivak en donne un exemple : « La
Finlande, qui était dirigée par l’empire russe, domine désormais l’Estonie, un des
pays Baltes ». L’insatisfaction postcommuniste ressemble à une copie de
l’insatisfaction postcoloniale. L’impuissance forcée, comme Julia Kristeva appelle
le chômage, liée avec l’humiliation de soi et le pouvoir microphysique – tout cela
entraine la défaite des hiérarchies conscientes. Un retour fantomatique de l’esprit
asservi ?
Renoncez à l’image du noble sauvage de l’Europe de l’Est – du dissident
soufrant dans la méprise communiste et vous verrez alors un sauvage intelligent
violant et intolérant. L’Europe de l’Est appartient au Second monde, celui qui n’a
ni pouvoir, ni sens, ni fringues, ni richesse. Aujourd’hui c’est un sombre continent.
Ici, s’entremêlent des poches de démocratie et de mafias, ici sont rejetés les
marchandises du Tiers-monde, ici le Premier monde trouve sa poésie de
divertissement et la chair de ses canons. C’est pour cela que les Stanikas
représentent par une mise en scène la dégradation, la destruction, la cruauté,
les crimes et l’horreur. Les prédateurs et les victimes se mélangent entre eux.
Que cela soit le gouvernement, l’esprit fraternel des mafias, ou les humiliés, tout
ce monde est déchiré en morceaux.
Les Stanikas représentent le retour fantomatique de l’Histoire. Même la notion de
vampire est apparue dans les langues slaves de cette partie de l’Europe, les
langues des européens de l’Est sont habituées à sucer le sang. Des êtres
paranormaux complètent les tableaux des Stanikas, les créatures immortelles
couvrent de leur voile les actualités d’aujourd’hui. Comme l’explique Elaine
Showalter, les imaginations liées aux vampires et aux dangers transforment les
images en phénomènes morbides incontrôlés. Les maladies sexuellement
transmissibles se propagent dans l’Europe de l’Est. La Lituanie occupe quant à
elle la première place par le nombre d’accidents de la route, rappelez-vous les
victimes d’accidents de voitures représentées par les Stanikas.
Les européens de l'Est chérissent leurs morts. Dans la nuit du 1er novembre
tous les cimetières de Lituanie brillent de mille feux : les pierres tombales
gémissent sous le poids des lampiotes, bougies, couronnes et pots de
chrysanthèmes. Les familles voyagent dans les coins les plus reculés pour se
rendre sur les tombes de leurs chers proches disparus. La tragédie « Les
Aïeux » du poète romantique Adam Mickiewicz se déroule en Lituanie le 1er
novembre. Dans cette tragédie, la communauté locale appellent ses ancêtres,
discutent avec eux, les nourrissent. « Les Aïeux » a inspiré le maitre du théâtre
avant-gardiste Tadeusz Kantor, qui a reproduit les rituels lors de l’appel des
esprits des morts sur la scène du théâtre. Par la suite, le metteur en scène
lituanien Linas Marijus Zaikauskas a réinterprété l’oeuvre de Kantor avec une
troupe russophone à Vilnius en l’appelant « Sur le bord du monde ». Le théâtre
est un lieu de créateurs semblables aux Stanikas qui se trouvent réellement sur
le rebord du monde.
Le plus important est qu’en Lituanie « Autrefois il y avait un monde ». C’est le
titre de l’installation dans le musée du mémorial de l'Holocauste des États-Unis à
Washington. Cette installation créée par Yaffa Eliach témoigne de la vie de neuf
cent ans de judaïsme en Lituanie dans le petit village d’Eišiškės. « Lors de la
visite d’anciens cimetières traditionnels on a évoqués nos souvenirs. C’était
l’occasion pour les vieux de raconter l’histoire de la famille aux plus jeunes. Je
me souviens d’avoir parlé avec un homme en 1984 qui m’a dit se souvenir de
prier avec son grand-père près du tombeau d’un de ses ancêtres datant du
onzième siècle. Même s’il ne reste plus de pierre tombale, elle s’est peut-être
enfouie sous terre ou fut détruite par des paysans chrétiens du village à côté de
Jurzdika – le grand-père racontait qu’il avait vu la pierre tombale de son grandpère
et pouvait lire l’inscription. Jusqu’à la destruction de la communauté juive en
1941, il y avait une tradition des jeunes de visiter les anciens cimetières avec
leurs famille le neuvième jour du mois d’Av pendant le jeune (et les autres jours
du calendrier religieux ou personnel). Ils écoutaient ainsi les récits de leurs
parents, grands-parents et arrières grands-parents sur leur ancêtres qui se
reposaient en cette terre ».
Et puis le monde a disparu. Le 23 juin 1941, les nazis ont envahi le shtetl
d’Eišiškės. Le 24 septembre 1941 la police a amené une colonne de juifs, et les
25 et 26 septembre les collabos les ont tués. Les membres clandestins polonais
dans les environs d’Eišiškės ont tué les juifs qui s’étaient enfuis du shtetl et les
gens du coin qui les avaient aidés. Quel art après Eišiškės ?
L’inconfort et le frisson font partie de l’art des Stanikas. Sigmund Freud explique
le sentiment du frisson inconfortable par das Unheimliche. La sémantique de
Heimlich tourne vers l’ambivalence et la fusion avec le sens antonymique
d’unheimlich. Le familier, le confortable, l’intime et le domestique sont en même
temps cachés, secrets, suspects, démoniaques, bizarres, inquiétants et
étranges. Les thèses de Freud sont motivées par l’analyse de personnages de
contes romantiques : le vieillard qui met dans les yeux des enfants des
poussières pour les endormir, décrit par E. T. A. Hoffmann, l’invité de l’Europe de
l’Est, le maitre incomparable de la littérature d’horreur. Freud lie le frisson avec la
peur, la répétition et le subconscient et les catalyseurs sont la mort, la féminité,
les instincts - de tout l’art des Stanikas cela nous en parle.
En Europe de l’Est son histoire à lui et son histoire à elle se répètent. La psychopolitique
des Stanikas danse la danse de l’amour, de la haine et de la mort. Une
installation vidéo montre « Deux femmes » dansantes – noire et blanche ou
plutôt grises. Le caligarisme extatique disparait dans la danse qui adopte un
rythme macabre. Le conflit est au coeur de l’art des Stanikas. Par le jeu des
ombres et des cauchemars face à une nouvelle tempête s’accumulant sur
l’Europe de l’Est, les Stanikas créent un thriller personnel et politique : la
psychologie du sexe, la politique ressuscitée mais blessée, le narcissisme blessé
des concitoyens, les affres de la période transitoire. L’incarnation d’une
psychomachie.
La répétition est caractéristique de la danse. La danse des Stanikas est deux fois
répétitive. Lors de la danse, l’homme (Paulius) est retrouvé dans une valise.
L’accessoire de la valise est devenu trop banal et trop utilisé dans le théâtre
alternatif d’Europe de l’Est – la valise est depuis toujours le symbole de
l’émigration. La danse des Stanikas dans une valise, au contraire de nos
habitudes bourgeoises, s’y cache une surprise sexuelle, qu’Angela Carte, une
figure du Gothique a décrit ironiquement comme de quelqu’un qui demande à
« enfermer sa surconscience dans une valise, comme le faisait le Père Ubu avec
sa conscience, et la mettre dans les toilettes et tirer le chasse dès qu’elle
commencera à causer beaucoup de problèmes ».
Le passé ne finit jamais en Europe de l’Est. Le passé ne finit jamais dans le
subconscient. Derrida a constaté la répétition des reflets et de spectres de Marx.
Les Stanikas diagnostiquent les conflits répétitifs de la vie psychique en
communauté. Le sadomasochisme historique et individuel continuera,
l’autodestruction et l’histoire se pousuivront l’un l’autre. L’Europe de l’Est répète
les guerres, les génocides, les attaques, les pogroms, les tortures, les meurtres
et les agressions. C’est une partie de l’Europe qui est à nouveau bannie, où
l’homme encore et encore devient un réfugié. Comme l’écrivait l’écrivain de
Vilnius Chaim Grade : « La nuit, dans le vent et sous la pluie / nous
tourbillonnons sur les routes, dans les parcs, sur les escaliers et dans les gares,
comme des tas de feuilles ».
Dans l’obscurité sombre de l’Europe de l’Est, les Stanikas versent goutte à
goutte les visions gothiques des laissés pour compte. Les européens de l’Est,
non, c’est nous qui créons l’iconographie de l’isolement. Notre compagnon de
voyage Julia Kristeva dessine la carte de l’isolation composée non pas avec des
sujets et objets mais par des abjects (isolations). Il suscite le dégoût et la luxure.
Comme l’entre-jambe. Sans limites, sans jalons, sans remords. Idéologiquement,
les deux – la renaissance du Gothique au dix-huitième siècle, et le gothique
d’aujourd’hui appartiennent à la tradition que Sir Isaiah Berlin, né à Riga, appelait
le processus anti-Lumières, processus qui souhaitait atteindre le sens derrière
les limites de l’esprit occidental. L’anti-Lumières est réapparue et est devenue
réalité avec la vengeance en Europe de l’Est. Citant Julia Kristeva, les pays
postcommunistes ont été submergés par « la pauvreté économique et morale »
et les Stanikas l’ont reproduite. Les oeuvres des Stanikas sont liées à
d’étonnantes nausées, à l’exclusion et au frisson au sens direct. Le frisson ne se
limite pas ici au monde visuel. Le frisson ici coïncide avec le travail lui-même.
Très souvent le Das Unheimliche est compris comme une particularité du
contenu, mais pas comme un moyen. Dans l’art des Stanikas, le frisson est un
moyen. Il repousse et déchire par son esprit fantôme. Sara Wilson nous rappelle
que l’esprit fantôme englobe la communication avec les fantômes ainsi que les
images pâles, doubles ou spectrales.
Le gothique romantique – une partie intégrante et uniforme de l’époque anti-
Lumières, est encore très important en Europe de l’Est. Le Nord démoniaque, qui
englobait la Lituanie, glorifié par Madame de Staël, figure tutélaire du
romantisme, est mis en opposition à la région classique et bonne de la
Méditerranée. « L’agonie romantique » continue avec l’enquête des choses
secrètes, interdites et surnaturelles effectué par les Stanikas. La photographie
des Stanikas prolonge les traditions de photographie des fantômes du temps de
Victoria. Ces photographies font de Vilnius une ville fantôme. On peut facilement
deviner que les poètes de Vilnius ont flatté sa beauté. L’exception est le poème
de Kazimiera Illakowicz : « à Vilnius/ Tes murs n’aiment pas les enfants ! ». Le
confort n’est pas la propriété de Vilnius. Ses vides suspects et ses souvenirs
immortels font de Vilnius une ville assombrie, couverte et mauvaise. Le Gothique
– de celui du Moyen-Age à celui du romantique et des Stanikas, domine le
paysage de la ville.
Ludwik Stomma, un scientifique originaire de Vilnius, explique que
l’anthropologie populaire est insolite en Europe de l’Est. Les soirées avec les
histoires de fantômes, la magie, les sorcières et la démonerie tendent vers un
animalisme sombre du Romantisme que les Stanikas ont analysés. L’écrivain juif
américain Jerzy Kosinski cite quant à lui le folklore xénophobe dans son récit
gothique « L’Oiseau bariolé » d’un étrangleur d’enfants lors de l’holocauste :
« Les parties les plus demeurées de l’Europe de l’Est » - ici il y a plein de
paysans à l’esprit antisémite, de sorcières, de loup-garou, de vampires, de fées
et de bestioles qui volent des enfants. La tradition du folklore lituanien représente
les déclivités noires des Masurians, les Masurians représentent les déclivités
sombres des Samogitiens etc. L’attitude hostile envers les étrangers est
clairement gothique : les étrangers sont associés aux forces surnaturelles à
l’aspect inhumain et amoral.
A travers la fièvre gothique et les peurs, l’esthétique des Stanikas rencontre
l’éthique – philoxenie, qui signifie l’ouverture à l’étranger. L’ambivalence est la
racine de leur sensibilité et elle contribue à créer une admiration pour l'incertitude
et la peur qu’elle entraine, à sentir non seulement l’existence du mal, mais aussi
celle de l'amour. Les Stanikas en transformant le subconscient en conscient, en
trouvant l’étranger à l’intérieur d’eux-mêmes, par une méthode stoïque, comme
Abraham, comme la psychanalytique et comme Kristeva, arrivent à convaincre
de renoncer à tuer et incitent à la guérison.
Les spectres errent dans l’Europe de l’Est, comme ceux créés par les Stanikas.
Les tons gris et marron sombres ressemblent aux « roseaux marrons qui sentent
les corps des ancêtres » du poète lituanien Sigitas Geda. Les légendes des
Stanikas se soulèvent entre deux feux – subconscient et histoire. C’est une
renaissance du Gothique à Vilnius et en nous.