Isabelle Hersant (Université de Paris VIII)

Le noir et blanc travaillé par les Lituaniens S&P Stanikas apparaît plus en rapport
avec le cinéma de Carl Theodor Dreyer ou Ingmar Bergman qu’avec l’esthétique en
cours dans l’art contemporain. Aussi donne-t-il à penser une relation au temps qui
serait propre au Nord, espace géographique, mais aussi lieu topologique d’où
élaborer les figures du lumineux et de l’obscur comme formes reconductrices du
sentiment d’incomplétude, entre invisible et infini. Dans l’articulation art et
philosophie qui fait ici le propos, l’oeuvre plastique des Stanikas est théorisée par la
pensée de Sören Kierkegaard.
Tragique et cependant ironique, c’est une oeuvre au moins ambivalente
que celle des Stanikas, couple d’artistes lituaniens révélés sur la scène
internationale par l’édition 2003 de la Biennale de Venise. Nés au début des
années 1960 à Vilnius, où ils se sont rencontrés, ayant grandis sous un
régime totalitaire puis venus à Paris dans les années 1990 où ils vivent
désormais, Svaï, la femme, et Paulius, l’homme, réalisent « à quatre mains »
ce que l’art contemporain appelle des « dispositifs d’installation », soit des
ensembles composés d’éléments hétérogènes qui, ici et sous la signature de
S&P Stanikas, font graviter le dessin classique et la sculpture expressionniste
autour du pôle d’attraction que constitue l’image technologique.
Ainsi figurés par l’idée de constellation mais en réalité juxtaposés
dans l’espace de leur installation, la référence académique qui affleure avec
les premiers affronte directement le signe de la modernité la plus avancée
qui détermine la seconde. Et par cette seule opposition de forme avant tout
rapport de sens, l’oeuvre des Stanikas amène au premier plan la notion
d’antagonisme qu’elle reconduit par le noir et blanc de ses images, sachant
que l’opposition artistique rendue visible par le dispositif rejoue d’abord
celle qui demeure invisible. À savoir, l’antagonisme politique qui fait
l’histoire in situ du monde et la mémoire in vivo de S&P, artistes venus dans
la violence d’un passage sans transition entre le communisme soviétique et
l’hypercapitalisme global.
Pour autant, s’ils confrontent sans plus d’égard les formes du passé à
celles du présent, le choc d’une rencontre entre l’histoire comme événement
collectif et la mémoire comme phénomène particulier ne saurait résumer leur

propos. À travers l’élaboration d’une oeuvre où prédomine l’image photofilmique
sur tous les autres éléments, sculptures ou dessins venant la
ponctuer, c’est la question de l’existence que posent les Stanikas. De
l’existence saisie comme une ombre éblouissante qui reste suspendue entre
la vie et la mort.
Corps en parties, visages en creux et temps comme substance
Dédiée à la représentation obsessionnelle du corps incarné comme
sexualité et du visage incorporé comme humanité, la photographie pour
médium central de l’oeuvre reproduit le jeu du contraste entre la technologie
dont elle est l’objet et l’intemporalité dont elle fait son sujet. Ici et
maintenant de la société de l’image, voici qu’à cette dernière sont données
les « couleurs de la réalité » pour signe unanime du présent, médiatique ou
artistique. Mais ici et maintenant de l’image photo-filmique des Stanikas,
elle se caractérise par la récurrence du noir et blanc. Travaillé jusqu’à sa
perte dans la violence du clair-obscur ou maintenu sur le fil de l’équilibre
entre l’un et l’autre, lequel fait lieu d’apparition pour le corps, souvent
présentifié par son seul fragment, le visage, souvent intériorisé par son
regard absent.
Un lieu d’apparition que l’on pourrait alors mieux dire lieu de
désapparition tant ce noir et blanc déréalise ce qu’il représente. Comme dans
le cinéma de Ingmar Bergman ou Carl Theodor Dreyer auquel l’oeuvre des
Stanikas n’est pas étrangère, c’est la solitude de l’être qui se donne à penser
face à la solitude des êtres donnés à voir. Corps morcelés ou séparés et
visages abandonnés ou cachés, la rupture que ces êtres manifestent entre soi
et l’autre comme entre l’être-au-monde et le monde n’offre aucune
échappatoire. S’ils arrêtent le regard dans la beauté mélancolique d’une
impuissance à vivre – ainsi d’Eternal Motherhood où le tendre visage d’une
« mère à l’enfant » qui remplit le cadre se suspend à la pensée lointaine de
ses yeux qu’elle nous dérobe – et s’ils savent le prendre de même par l’ironie
– ainsi de sexes masculins en très gros plans intitulés Jeune communiste,
Vieux communiste, Diable communiste, etc. –, ce à quoi ils confrontent ce
même regard est la solitude pour condition existentielle qui se dessine à
travers eux, corps et visages habitant l’espace « cinématographique » de
l’oeuvre plastique des Stanikas.
Série ou séquence, photographique ou vidéographique, l’image répond
en effet dans tous les cas par le gigantisme de son format qui absorbe le
spectateur tandis que, fixe ou animée, surface de représentation ou écran de
projection, ce qu’elle rend présent à travers ce qu’elle rend visible permet

d’articuler les notions de désespoir et de péché élevés à la hauteur du
concept par Sören Kierkegaard1. Car des portraits de quasi-madones aux
plans rapprochés d’organes génitaux, la valeur puissamment allégorique du
noir et blanc chromatique qui relie les uns aux autres appelle à sa dimension
philosophique le thème de la violence et du sacré, ou encore de la mort et de
la sexualité qu’élaborent les deux artistes.
Noir et blanc photo-filmique pour la chute et le vertige des corps et
visages qu’ils mettent en scène, à commencer par les leurs, ceux de l’homme
et de la femme qu’ils sont à l’intérieur du couple qu’ils forment. Corps et
visages absorbés par le noir ou réfléchis par le blanc, les leurs donc, ou ceux
de leurs proches, familles et amis, tante âgée ou dernier-né. Trou noir de
l’abîme ou ravissement de l’éclair, disparus dans l’obscur ou révélés dans la
lumière, des corps et visages cependant réunis par l’idée d’une impossible
rencontre entre la jouissance à laquelle ils se destinent et le manque ou la
perte auxquels ils sont laissés. Comme dans le cinéma de Bergman après
Dreyer, le noir et blanc ne saurait être ici mieux désigné que par le et de la
liaison. Un et qui vaut d’être souligné tant il relie le sombre et le lumineux
sans jamais les confondre au seul gris qui résulte pourtant de la fusion entre
les deux termes.
Aussi, tel est le noir et blanc dans l’oeuvre de S&P Stanikas qu’il
apparaît pouvoir se formuler comme étant la couleur d’un temps aveugle. Un
temps qui le serait de nous rendre précisément aveugles, laissés comme face
à la nuit, c’est-à-dire, face à l’inintelligible de ce qu’elle rend invisible. Ou
encore, face à l’obscur comme espace d’un non-lieu sinon celui qui suggère
la mort à travers l’impossible continuité de la lumière, dont l’invisibilité se
trouve elle-même rompue par les ténèbres qui l’avalent, ce noir infini de la
nuit qui s’abat. Soit un espace dont témoignerait plus qu’aucune autre la
série des Mille sorcières ; ensemble de photographies présentant
invariablement des sexes féminins cadrés en plans serrés, à l’égal de
L’origine du Monde peinte dans le plus grand secret par Gustave Courbet il y
a près d’un siècle et demi2.
1 Sören Kierkegaard, Miettes philosophiques. Le concept de l’angoisse. Traité du désespoir,
traduit du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
2006 [1990].
2 Cette oeuvre de Gustave Courbet, chef de file des Réalistes dont la peinture était déterminée
par une puissante critique de la société bourgeoise, lui fut commandée par un bey turc en
quête de représentations dépassant les codes traditionnels de l’érotisme dont Charles d’Ingres
avait été le grand représentant. Réalisée dans le plus grand secret, la peinture scandaleuse
connut ensuite un destin mythique d’oeuvre interdite. Passée de main en main à travers
l’Europe, elle resurgira en France après la Deuxième Guerre mondiale, et sera achetée par
Jacques Lacan qui la dérobera encore aux regards en l’accrochant pourtant, comme l’avait
d’ailleurs fait son commanditaire et premier propriétaire. Remplaçant en quelque sorte la
tenture du bey par la toile du peintre, Lacan demanda au surréaliste André Masson de réaliser
une oeuvre suggérant L’origine du Monde sans bien entendu la reproduire. Et c’est ainsi

Cependant, à la consistance du temps chronologique ainsi convoqué
par la couleur du pictural s’oppose l’enjeu allégorique du noir et blanc pour
figure d’un hors-temps. D’un temps qui définirait ailleurs l’éternité, mais qui
se comprend là comme atemporalité, ou perte de temporalité au sens où on le
dit d’une perte de repères qui s’agrège entre l’espace et le temps. Conçu en
tant que phénomène existentiel à travers le phénomène matériel qui lui
donne corps, un temps qui se désigne comme matière avant d’être le
matériau que la matière peut devenir. Et déterminé comme substance avant
de se produire comme consistance, tel est ici ce temps de la perte ; ou temps
dont la consistance serait celle d’une pensée du tragique sous la forme du
désespéré qui la réifie souvent, corps suicidé de pendu ou gisant au sexe
dressé dans la mort auxquels s’oppose la sérénité de visages que l’on dirait
endormis plutôt que morts3.
La photographie, écrit Jean-Claude Lemagny, est « l’art de constituer
des formes avec du noir4 ». Temps s’il en est du photographique pour
caractère intrinsèque de la photographie, c’est dire combien le temps
existentiel définit aussi celui de l’image « écrite par la lumière » et travaillée
par l’ombre, ce photo graphein dont les Stanikas font oeuvre – oeuvre au noir
qui nomme en même temps l’alchimie dont relève le procédé chimique du
noir et blanc. Temps de la camera oscura pour lieu ontologique du visible
comme présence du sensible, ou manifestation épiphanique du sensible par
la lumière, il incarne le regard comme pensée par les figures de l’apparition
et de l’évanouissement.
Constituant en quelque sorte la forme invisible de la conscience avec
le noir des ténèbres d’où la lumière prend sens d’apparaître aux sens, le voici
donc enfin, ce temps aveugle, qui s’articule à un imaginaire du jour et de la
nuit nordiques déjà suggéré par l’image-temps de Dreyer ou Bergman. Soit
un imaginaire pour autre nom d’une double figure qui matérialise bien plus
qu’elle n’exemplifie le rapport de contingence fondant l’existence.
qu’après son destin d’oeuvre cachée, la peinture de Courbet fut masquée par une autre la
recouvrant avant d’être finalement acquise par l’État français après la mort du psychanalyste.
Mais il faudra attendre les années 1990 pour qu’elle soit enfin exposée dans les collections
permanentes du Musée d’Orsay de Paris.
3 Associées à un ensemble photographique, de telles figures sculptées à l’échelle 1 formaient
une partie du dispositif d’installation exposé lors de l’édition 2003 de la Biennale de Venise,
événement majeur de l’art contemporain international où la Lituanie n’avait encore jamais été
représentée. Un an avant l’entrée de leur pays dans l’Union européenne, les Stanikas
intégrèrent donc en quelque sorte leur pays dans l’enjeu mondialisé de l’art en présentant au
Palazzo Fortuny ce dispositf qu’ils intitulèrent World War. Comprenant également des
dessins au format géant surplombant la puissance inquiétante d’un moteur de Nissan posé au
sol, cette exposition donna lieu à l’édition d’un catalogue éponyme.
4 Jean-Claude Lemagny, L’ombre et le temps. Essai sur la photographie comme art, Paris,
Nathan, 1992, p. 261.

Une filiation du clair-obscur
Certes, évoquer d’emblée cette figure en tant qu’élément originel d’un
avènement de la conscience humaine revient à poser un lieu commun : au
jour correspond le registre de l’intelligible et, partant, la force de l’esprit par
quoi le monde caché devient visible, tandis qu’à la nuit correspond de façon
symétrique ce qui échappe à ce registre. Soit l’inintelligible conçu comme ce
qui demeure masqué à la conscience, ou raison du sens, d’être soustrait à la
conscience, ou raison des sens. L’obscur de la nuit renvoyant dans tous les
cas au registre de ce qui est invisible aux sens, donc a-sensible en tant que
sens.
Pour autant, le rappel de cette notion qui semblera aussi rudimentaire
qu’elle est universelle permet de pointer la figure d’une puissance de la
lumière contre les forces des ténèbres en tant qu’elle impose jusqu’à nous le
constat de sa résistance ; ou plutôt de sa permanence dans la création de
l’homme à travers le temps. Du clair-obscur pictural chez le Caravage puis
Rembrandt à la philosophie des Lumières en traduction littérale du siècle
allemand de l’être éclairé qu’était l’Aufklärer, elle ne saurait se voir confinée
dans un passé révolu. Car c’est puissamment réactivée que nous la
retrouvons dans les oeuvres les plus actuelles, et tel qu’il en va dans l’art
contemporain où la récurrence des néons, bougies et ampoules électriques
actualisent l’historique clair-obscur pictural en le symbolisant non plus par
l’imaginaire, mais bien par le réel5.
Jouant quant à eux de cette double figure hors sa présentification par
l’objet matériel qui la désigne, les Stanikas creusent alors une divergence
déjà marquée. Au présent d’un art contemporain où la couleur domine tant
en photographie qu’en vidéo, la rupture opérée par leur noir et blanc photofilmique
ne manque de convoquer une filiation artistique où s’articule plus
encore la création littéraire, que l’on pense à Hymnes à la nuit (1800) de
Novalis ou au « Soleil noir6 » de Gérard de Nerval. Mais tandis que la poésie
offre l’intensité de sa propre généalogie, cette filiation trouve à se resserrer
plus spécifiquement entre l’omniprésence du cerne noir dans la peinture
expressionniste, dont on sait l’identité nord-européenne après le Norvégien
5 Parmi les nombreux exemples possibles hormis l’artiste minimal Dan Flavin qui demeure
emblématique, citons, pour un éventail de démarches radicalement différentes voire opposées,
Christian Boltanski (bougies et lampes), Michel Verjux (lumière dans l’espace), Pedro Cabrita
Reis (néons). Et également James Turrell, qui travaille à la fois avec la lumière naturelle par
le Land Art et la lumière artificielle par des environnements en galeries ou musées. D’où le
titre de l’essai que je lui ai consacré dans un récent catalogue d’exposition : « La lumière est
de ce monde », Circulez il n’y a rien à voir. Ann Veronica Janssens, Sabrina Montiel-Soto,
James Turrel, textes de Arnaud Stinès, Isabelle Hersant et Anne Wauters, Espace d’art
contemporain, Rouillé, Rurart éditions, printemps 2006.
6 Tiré du poème « El Desdichado », paru dans Les chimères (1854).

Edvard Munch qui en fut le précurseur, et l’économie du noir et blanc dans
le cinéma déjà cité de Bergman après Dreyer. Soit un cinéma du « cri muet »
si tant est qu’il puisse se voir ainsi qualifié afin d’être distingué du cinéma
français et italien de la même époque, tous réalisés par la technique du noir
et blanc, mais néanmoins géographiquement scindés entre le dialogue de la
vie au Sud et le monologue de l’existence au Nord.
Au premier, cinéma de la vie produisant un cinéma du récit qui édifie
l’histoire racontée par l’ensemble de ses éléments constitutifs, ne répond
guère le second, cinéma de l’existence produisant un cinéma de l’allégorie
qui déconstruit la trame narrative en privilégiant l’élément sur son contexte.
Trouvant emblème avec le visage de Jeanne d’Arc fixé comme tel par
Dreyer au-delà des flammes et non pas dans les flammes, le cinéma de la
présence caractérisant le Nord, où l’on relève la prévalence de l’être par
l’influence protestante, opère de fait à l’opposé du cinéma de la
représentation caractérisant le Sud, où l’on relève la prévalence de l’avoir
par l’influence catholique.
Et c’est ainsi que le noir et blanc s’y reconnaît, fins dans le premier
plutôt que moyens dans le second. Transposition du dedans plutôt
qu’exposition vers le dehors depuis laquelle, et tel qu’il en va chez Bergman
après Dreyer, les corps et visages s’abîment hors description de l’endroit
effectif de la chute et de la perte ; de même qu’ils s’élèvent hors description
du lieu, réel ou fictif, de la révélation et de la transcendance.
Mère et sorcière, mélancolie et ironie
De cette filiation, on peut encore dire qu’elle correspond elle-même à
une sorte de « psychogéographie7 » d’où s’élabora la pensée des « idées
noires » qui fut celle de Kierkegaard. Sous l’écho du philosophe danois du
dix-neuvième siècle ayant conceptualisé l’angoisse et traité du désespoir
vient alors s’établir la figure d’une infinitude du temps ailleurs fini8 que
manifeste le noir et blanc photo-filmique des Stanikas. En effet, s’il produit
une déréalisation du monde représenté, ce noir et blanc n’opère toutefois pas
tant comme négation de la réalité visible, que comme l’exacte couleur d’une
réalité invisible.
Celle, donc, du jour et de la nuit pour conditions factuelles propres à
l’espace topologique du Nord, d’où se déploie la double figure allégorique,
blanc du jour et noir de la nuit, issue de cette forme temporelle pour
7 Loin du sujet ici en question, j’emprunte ce terme au situationnisme de Guy Debord.
8 Sachant que Kierkegaard emploie les notions d’infinitude et de fini, non pas à propos du
temps, mais comme « personnifications du désespoir » (Sören Kierkegaard, op. cit., p. 376-
379).

condition existentielle. À l’opposé du sentiment de complétude venu du
temps éprouvé comme éternité, c’est le sens du tragique venu du temps
comme éternelle disjonction qu’elle traduit, figure duelle plutôt que double –
et comme le donne à penser Eternal Motherhood, lieu d’une rupture entre le
visage enveloppant de la mère vers son nouveau-né qui renvoie aux Vierges
à l’enfant de la Renaissance, et ce corps de mère, corps maternel mais
néanmoins retiré dans un hors-champ qui appuie un certain lointain du
regard pour exprimer la conscience du renoncement au coeur du sentiment de
l’attachement.
« Éternelle maternité », nous dit le titre, mais cependant marquée de la
césure, nous dit l’oeuvre, espace où s’incorpore un temps mélancolique qui
forme le seul lien avec la vie avant que le sens du tragique ne devienne celui
de la perte. À travers la temporalité nordique du jour et de la nuit pour lieu
ou forme matricielle d’une éternelle disjonction entre le fini et l’infinitude, le
sens du tragique se précise en effet par le sens de l’abandon et de
l’isolement. Venu de l’épreuve du temps radicalement scindé entre ces deux
temporalités étirées, l’imaginaire d’un monde qui se déplie et se replie entre
pôle magnétique et dépression mélancolique définit aussi le réel de l’être-aumonde.
Car si elle opère en allégorie de la conscience humaine, n’est-ce pas
d’abord un imaginaire de l’existence que produit, voire fabrique cette double
temporalité ? Lieu d’un « éternel retour », l’espace-temps nordique du jour et
de la nuit pourrait de fait s’approprier les termes du nietzschéen retour, qui
ramène inexorablement l’homme à sa part d’ombre quand bien même le
dépassement l’élève toujours plus avant vers la lumière. Et telle est cette part
d’ombre qu’à se traduire par la zone d’une frontière ténue entre l’invisible et
l’irreprésentable dans l’oeuvre des Stanikas, elle en vient à se dévoiler
brutalement avec la série des Mille sorcières. Images de l’impensé soudain
tendu au regard, elles nous montrent donc dans la simple réalité du corps des
sexes féminins photographiés en très gros plans.
Marquée du sceau de l’intouchable, l’histoire de l’art vaut en l’espèce
pour un sacré que viennent « profaner » les sexes photographiés par
référence explicite à l’oeuvre de Courbet. Et la part d’ombre qui se joue avec
cette forme de « violation » s’exacerbe alors doublement. C’est-à-dire, non
seulement dans la multiplication des Mille sexes, aussi banals qu’identiques,
contre le seul et unique qui fait L’origine du Monde, corps sans visage et
pourtant indivisible à l’égal du corps sacré de notre propre origine. Mais
également, dans la transgression de l’organe génital qui s’affiche,
hypersexualisé par l’effet de réel que génère la photographie en lieu et place
de la peinture, et à la fois désexualisé par la caustique transformation des
poils peignés et arrangés qui présentent presque la Sorcière sous la
moustache du diable – lequel, a-t-il été précédemment évoqué, est désigné

dans l’oeuvre des Stanikas par un sexe masculin tout aussi univoque, n’était
son titre qui le baptise en Diable communiste.
Toutefois, derrière ce regard incisif sur l’histoire totalitaire du
vingtième siècle qui fut celle de la jeunesse des deux artistes, la part d’ombre
renvoie sans plus de doute à Kierkegaard, philosophe assumé comme
chrétien dont le seul rapport ici peut lui-même sembler transgresser la
pensée. Reste alors que sous le « déguisement » d’un visible par quoi
l’irreprésentable devient regardable, cette part d’ombre se désigne comme
étant la part du désespoir inhérente à la perte d’innocence et à
l’incomplétude de l’existence. Multipliés jusqu’au vertige mais
désespérément uniformes sont en effet les organes isolés dans leur clairobscur.
Cachés-montrés par le jeu du noir et blanc qui les rend à la fois
sombres et brillants, et ainsi chargés d’une pensée du tragique des plus
troubles au regard de la jouissance qu’ils convoquent, de cette dernière,
cependant, ils sont en quelque sorte « castrés ». Sexes violemment coupés
des corps auxquels ils appartiennent et définitivement séparés du corps de
l’autre, ce corps étranger à soi vers lequel la vie nous appelle à moins de
nous laisser dans la mort.
« Plus la conscience croît, plus le désespoir est intense », écrit
Kierkegaard avant de poursuivre : « Ainsi, au plus haut de l’inconscience, le
désespoir est au plus bas9. » Ironiques certes, les sexes traités en séries hors
échelle par les Stanikas nous situent néanmoins face à la solitude de devoir
vivre dans l’absurdité de l’existence jusqu’à sa perte. « Le moi est maître
chez lui, comme on dit, absolument son maître, et le désespoir c’est cela
mais en même temps aussi ce qu’il tient pour sa satisfaction, sa
jouissance10. » « Maître chez lui », peut sans aucun doute se dire le sexe en
tant qu’il règne sans partage, investissant jusqu’au champ de l’intellect qu’il
soumet à la sublimation de l’économie libidinale. Sexe-moi pour centre d’un
corps qu’il a le pouvoir de faire disparaître à l’égal du tyran, roi ou
monarque décapitant celui qui lui fait ombrage, n’est-ce pas également sous
cette forme qu’il vient au regard ?
De nous le montrer comme sujet-roi au centre de l’image, l’oeuvre des
Stanikas amène à notre conscience le royaume de la jouissance qu’il nous
promet. D’où se poursuit la dialectique du « roi sans royaume » que devient
alors notre regard, croyant tenir pour sa satisfaction ce qui fait la raison de sa
solitude, la division qui le sépare de l’objet auquel l’image le relie soudain,
et le temps d’une impuissance de la jouissance que vient enrayer cette
conscience de la perte.
9 Ibid., p. 399.
10 Ibid., p. 417.

Lumière dans la création, conscience dans l’histoire
Non pas le dégoût ou la répulsion que l’image pornographique peut
susciter comme envers du plaisir et de l’attraction, ce qui surgit sans masque
avec ces organes alignés est la conscience d’une vérité de l’existence à
travers le corps. C’est-à-dire, à travers le corps en tant qu’il fait lieu d’un
temps aveugle. Ou lieu du temps comme éternelle disjonction puisqu’avec
lui, avec ce corps, vient la conscience de la jouissance comme finitude,
« tandis que l’éternité, sa perfection, c’est de ne pas contenir d’histoire,
d’être seule à être, tout en étant parfaitement vide d’histoire11 ». En d’autres
termes, que vient désigner cette conscience de la jouissance comme finitude,
sinon le « désespoir vu sous la catégorie de la conscience12 » par quoi le
penseur contemporain de Marx intitule un corpus entier de sa réflexion ?
Chez ce penseur, soit Kierkegaard, on peut encore noter la raison
profonde ayant déterminé et porté l’oeuvre philosophique. Aussi insaisissable
dans sa prégnance qu’elle l’est dans l’oeuvre plastique de S&P Stanikas, la
question de l’amour qui l’habitait s’y comprend au fond de même, à la fois
sentiment et dépassement de ce sentiment, forme antagoniste ou parties à
jamais incomplètes d’un sacré nécessairement transgressé par la conscience
en tant qu’elle est dévoilement ; voire, déchirement du voile de l’illusion
pour le dire après Arthur Schopenhauer. Mais face à l’oeuvre violente des
Stanikas – ou serait-il plus exact de dire : face à cette oeuvre qui nous
violente ? –, c’est à la pensée du philosophe danois que nous sommes
toutefois ramenés. Entretenue par un double rapport, analytique avec
l’existence et poétique avec le monde, elle permet d’embrasser comme une
totalité la complexité de l’être que la seule approche rationaliste ne saurait
contenir, à la différence de l’image qui la donne en cet endroit à réfléchir.
Dans cette perdition, au lieu de la continuité véritable de l’éternité,
celle du croyant qui se sait devant Dieu, (le pécheur) ne voit pas celle de sa
propre vie… la continuité du péché :
« La continuité du péché ? » Mais le péché n’est-il pas justement du
discontinu ? Nous revoici devant la théorie que le péché n’est qu’une
négation […] un impuissant essai de se constituer, voué à travers tous les
supplices de l’impuissance, dans un défi désespéré, à n’y jamais réussir13.
Magnétique comme la nuit qui nous aspire vers une fin inconnue où se
résoudrait l’infinitude du temps, énigmatique comme le calme infini des
ténèbres qui nous effraie par une logique hors de toute raison, c’est dans ce
11 Ibid., p. 117.
12 Ibid., p. 389.
13 Ibid., p. 466.

glissement d’une vision plus hugolienne14 que se conclut ici l’oeuvre de S&P
Stanikas. Sentiment de l’obscurité pour le deuil de la lumière perdue comme
l’innocence pourtant retrouvée avec la jouissance ; sentiment du noir comme
on parle du sentiment de la mort, ou sentiment des ombres qui rôdent à
l’intérieur de clairs-obscurs parfois évanescents. De l’avènement originel
d’une conscience humaine encore inarticulée à la conscience perceptuelle et
intellectuelle de son impuissance, la figure du jour et de la nuit demeure
opérante jusque dans ces termes qu’aucune métaphore ne saurait remplacer,
à savoir que « [la perte] du temporel n’est pas en soi du désespoir », car « le
désespoir, c’est perdre l’éternité15 ».
Sentiment de l’existence oscillant entre la vie et la mort pour l’enjeu
qui se désigne entre la chute et l’anéantissement, à ce qui hante Kierkegaard
vient donc se cristalliser la présence de ce qui n’apparaît jamais à l’image
des Stanikas ; mais s’y manifeste par l’extrême dépouillement chromatique
qui voile et dévoile tout à la fois ce qu’il donne à voir. Cette présence, la
présence de ce qui hante, n’est-ce pas le sentiment d’être sur l’endroit d’une
frontière, comme face à la nuit ou attendu par la mort ? Arrêt du temps plutôt
que temps suspendu ; présence jamais rendue visible du miroir en son autre
côté ; disparition du monde dans l’obscurité qui s’abat comme le mal, voire
la maladie d’un temps aveugle, celui de l’être en tant qu’il est dans
l’abandon de l’existence.
Un temps aveugle, c’est à savoir, un temps atemporel et non pas
éternel. Un temps qui nous remplit sans nous illuminer et qui s’éprouve sans
se nommer. Un temps de la substance, hors consistance, car vidé de l’instant
dont il est fait, ou si plein de cet instant qu’il ne fait plus aucun sens comme
durée. Sans trace ni empreinte, mais gravé en mémoire enfouie dans le
souvenir, un temps de la perte qui ne peut se saisir comme épaisseur du réel
de se situer hors contingence de l’espace fini par quoi advient la réalité.
Dans l’infinitude du Nord plus qu’ailleurs, le jour et la nuit incarnent
ce temps aveugle, non pas temps de la fin mais temps d’une impossible fin
qu’est le temps d’une impossible réparation par la lumière, ou dans la
lumière. Et tel qu’il apparaît dans les images en noir et blanc des Stanikas,
un temps violent d’être celui d’une conscience du désespoir à laquelle
s’attache la mélancolie d’une conscience de l’histoire, collective ou
individuelle, qui le retient à la contemplation du gouffre et l’empêche à la
jouissance de son effondrement.


14 Voir par exemple le poème « Nuit » dans Toute la lyre (1888-1893) de Victor Hugo, dont
les derniers vers sont : « Que se passe-t-il de terrible / Qui fait que l’homme, esprit banni, / A
peur de votre calme horrible, / Ô ténèbres de l’infini ? »
15 Sören Kierkegaard, op. c