JEAN DE LOISY

 

«Comment pouvons-nous nous mentir à ce point, nous bercer à ce point de l’illusion
absurde de notre innocence?»
Nick Tosches in La main de Dante
Un récit fondamental. C’est ce que composent les oeuvres de Svajonė et Paulius Stanikas,
précisément organisées à cette fin dans le dispositif de l’exposition comme dans le livre
qui l’accompagne. Ce chant, cette fable, elle pourrait commencer comme ce grand texte
ancien: «Arma virumque cano». En effet, c’est d’un combat qu’il s’agit. Celui–ci a des
racines archaïques qui s’étendent jusqu’à nos jours, chez les poètes et les philosophes:
Virgile, Le Poliphile, Sade, Nietszche, Freud, Bataille, Dix ou Bacon se sont confrontés à
cette même exploration des passions. Ce thème essentiel que les artistes abordent ici de
face sans craindre la corne de la bête c’est une psychomachie, un théâtre tragique: la mise
en scène du combat furieux qui se déroule entre les pulsions conflictuelles à l’oeuvre en
l’homme. Cette aventure psychique que l’esprit doit aborder dans toutes ses
manifestations est une question pour chacun. Elle est l’occasion de dévoiler et de
déborder l’interdit rappelé par Schiller dans son poème1:
«Et l’homme ne doit pas tenter les dieux
Ni jamais, au grand jamais, désirer voir
Ce qu’ils daignent couvrir de nuit et de terreur.»
Tout commence par un visage:
Ils exercent sur nous une fascination grave. Dans les installations de Svajonė et Paulius
Stanikas apparaissent à plusieurs reprises ces visages qui rythment l’espace comme des
objets transitionnels qui nous conduiraient à l’être.
Ainsi, à l’entrée de l’exposition vénitienne, la face close d’un enfant asiatique: aucune
ride ne paraît encore troubler l’eau de son front serein. Fine membrane, rempart fragile
dressé entre deux violences, extérieure et intérieure; peau lisse, front-écran de l’enfant sur
lequel vont s’inscrire peu à peu, années après années, les marques des pulsions
élémentaires: plaisir, culpabilité, autodestruction. Le poids de ces forces immenses qui
pèsent déjà sur lui comme sur nous tous est marqué par le format écrasant du diptyque.
La seconde partie de celui-ci montre un corps nu d’adolescent. Allongé en possession
foetale, les couilles boursouflées par la pression des cuisses, le jeune homme est enfermé
dans sa songerie comme lesté du poids trop lourd de sa sexualité. Comme toujours dans
les oeuvres des Stanikas, le sens est suspendu, à peine allusif, et l’esprit du regardeur
effeuille les connexions implicites qui flottent entre les deux tableaux. Mais, la façon
dont, juxtaposées, les images de ces artistes s’influencent évoque une lente corrosion. Les
représentations se contaminent et le plus souvent l’une souille l’autre de sa signification
dominante. Le régime de cette modification progressive de la perception est la contagion.
Par contagion, les deux images se transmettent à la fois leur mélancolie et un virus, une
fatalité dont le sens général de l’exposition nous livrera peu à peu la nature.
En contrepoint du visage de l’enfant, et en couverture du livre qui accompagne
l’exposition, apparaît à nouveau un portrait, celui-ci est saisi au seuil de la vieillesse,
nouvelle étape que nous imposent les artistes dans cette histoire de l’être englué dans le
temps et les passions. La femme a été séduisante bien que marquée aujourd’hui par de
nombreuses rides qui composent un beau paysage expressif. Des yeux vifs et lumineux
éclairent une beauté déjà fanée. La bouche entrouverte, laissant deviner la langue derrière
les dents pourrait évoquer la moue sensuelle des jeunes filles qui posent, provocantes,
dans les magazines. Là encore, à leur habitude, les artistes corrodent l’image par cette
expression convenue, destinée à souligner une sensualité périmée. Il est trop tard, la vie
bascule déjà vers sa fin, les cellules qui ont reçu le message de la ménopause ont
commencé leur processus d’autodestruction. Ce memento-mori est, conformément aux
conventions iconographiques, associé aux représentations d’un crane patiné posé sur un
objet moderne et à un bout de couloir en impasse. Si la tradition de la vanité paraît ainsi
efficacement revisitée, le titre de ce groupe d’oeuvre: «world war» semble nous indiquer
qu’il serait possible de relire cet ensemble du point de vue de la peinture d’histoire. La
guerre mondiale serait celle que nous nous infligeons dans la lutte entre nos pulsions
contradictoires, nos chimies particulières frappées d’un entropisme inéluctable et celle
que les exigences de la sexualité nous font subir. Bref les souffrances de l’homme pris
entre éros et pulsion de mort, entre volonté de bonheur et besoin de destruction, grand
combat, principe même de la vie qui se déroule dans l’esprit, le corps, les cellules de
chacun comme au niveau plus général de l’espèce humaine: Psychomachia-world war.
Dernier visage photographique: un très vieil homme assis dans le jardin du Luxembourg
s’expose à la faible chaleur d’un soleil pâle. Son profil est déjà marqué par la décrépitude
et à le regarder on se rappelle que le visage est ce qui reste, ce que l’on voit mourir.
Fleurs sous cellophane, cuisses de femmes, statue glacée représentant une élégante
d’autrefois, sont les images qui autour de ce vieil homme flottent comme des souvenirs
fragiles, bientôt dispersés par la mort.
L’enfant, l’adolescent, la femme mure, le vieil homme: les visages de l’exposition
composent le poème connu des âges de la vie. Ils scandent le parcours du visiteur et ainsi
marquées, nos tribulations deviennent les étapes d’un curieux chemin, un chemin de croix
par lequel l’homme, à la poursuite du bonheur, est livré à la Passion.
Profaner
Il est acquis sans doute, que l’oeuvre d’art en général est travaillée par ces mêmes conflits
psychiques que ceux qui sont décrits plus haut. À ce sujet, le grand historien Aby
Warburg2 rappelle «la fondamentale et inquiétante dualité de tous les faits de culture: la
logique qu’ils font surgir laisse aussi déborder le chaos qu’ils combattent; la beauté qu’ils
inventent laisse aussi poindre l’horreur qu’ils refoulent; la liberté qu’ils promeuvent
laisse vivantes les contraintes pulsionnelles qu’ils tentent de briser». Cette dualité qui
balance l’art comme le corps entre Apollon et Dionysos, entre sainteté et souillure, paraît
revendiquée par les oeuvres des Stanikas dans leur processus même et selon des stratégies
multiples.
À bien regarder les dessins et les sculptures, pas une image qui ne soit rongée d’un détail,
d’une pustule, d’un accident qui intentionnellement en corrompt la pureté. Une grande
photo en noir et blanc oubliée ou mal rangée a été corrodée par un peu d’humidité qui,
activant les acides, ajoute aux lèvres et aux yeux d’une femme renversée par une
convulsion énigmatique une bave chimique et colorée: l’oeuvre est conservée et exhibée
telle. Un buste de jeune homme en terre cuite est vivant, élégant, pompier aussi: une
plâtrée de terre est plaquée sur ses yeux comme on écraserait une grosse merde. Un
immense dessin paraît représenter une scène déchaînée d’amour physique: une
trachéotomie dessinée sur le cou d’un des sujets en défait la lecture. Il s’agit de profaner
car, comme l’écrit Bataille3: «La beauté importe au premier chef en ce que la laideur ne
peut-être souillée et que l’essence de l’érotisme est la souillure. (…) Plus grande est la
beauté, plus profonde est la souillure.»
Les exemples abondent, mais un autre point paraît participer de cette même obsession: le
style. Certes rien ne ressemble aux dessins ni aux photos ni aux sculptures des Stanikas.
Un monde formel qui leur est propre tout en étant divers, marque leurs objets. Cependant
derrière chacune des techniques murmure la réminiscence d’une époque choisie. Cette
référence est, elle aussi pervertie, savamment détournée mais ainsi pourtant légèrement
indexée. Quelques photos évoquent par une léger virage ou leur construction, une
familiarité avec la photographie des pays de l’Est des années quarante-cinquante, les
dessins se réfèreraient plutôt à la fin du maniérisme, la sculpture parfois aux survivances
du rococo tardif ou à l’art pompier du début du XXe siècle. Ces indications sont
discutables tant les allusions sont composites mais ce qui ne l’est pas c’est que les styles
évoqués sont ceux du moment ou les formes idéales, les sommets d’une manière, se
corrompent. Un peu les automnes de chacune de ces techniques. Façon érudite et subtile
qu’ont ces artistes de mettre le déclin, la maladie, la force de la mort au travail jusque
dans l’histoire des formes qu’ils composent et qu’ainsi la mémoire décompose, comme si
la réminiscence était, en somme, la source de la souffrance des formes. Celles-ci sont
ainsi enrichies d’un substrat qui serait comme la conservation de phases antérieures de
l’histoire de l’art résorbé dans une image nouvelle sur laquelle la mémoire agirait
silencieusement, ą la façon dont un traumatisme mal refoulé agit sur la vie psychique, en
la névrosant peu à peu.
Mais, cette observation sur la corruption du style doit-être complétée par l’examen des
scènes qui dans leur crispation hystérique contribuent elles aussi à faire voler en éclats
par leur violence, l’équilibre, la maîtrise de la représentation et de ses références.
Une esthétique des forces.
Un moteur de voiture puissante, un V6 Nissan à double turbo exhibe ses tripes dans
l’exposition à côté du déluge peint par Michel-Ange représenté quant à lui, non pas par
une reproduction, mais par la photographie de photos superposées posées sur un livre
d’art, les corps dissimulés les un les autres par l’accumulation des images comme si le
savoir nous les mettait à distance. Ce curieux diptyque semble avoir une valeur
programmatique. Le caractère dramatique du cataclysme décrit dans la Génêse et qui
entraîne des masses humaines terrifiées, punies pour être inéluctablement esclaves du
pêché, reste la perpétuelle définition de l’humanité soumise à ses passions. Le moteur
voisin, mécanique à la détermination absolue révèle une tuyauterie organique et
convulsée, sorte d’anatomie paradoxale faite de mouvement reptilien et d’inertie
métallique, sculpture de forces contradictoires dont le contraste interne évoque le fameux
Laocoon. Ce diptyque est en quelque sorte l’allégorie de cette malédiction et des forces
implacables qui nous damnent.
L’action de ce moteur psychique, on la voit à l’oeuvre dans toute l’exposition. Dans ces
oeuvres grotesques comme la photo From de 1996 ou pathétiques comme la plupart des
grands dessins, on assiste à la mise en scène d’une frénésie exaspérée sous le fouet des
pulsions désirantes ou morbides. Les corps exaltés ou suppliants, sexes érigés mendiant
une caresse délivrante, corps renversés en des mouvements pathétiques mus par la
turbulence des pulsions, les spasmes de l’enfantement, du plaisir ou de la mort. Ces états
limites évoquent l’état dionysiaque, voir la transe et particulièrement les contorsions de
l’hystérie comme les études de Richer et les travaux de Charcot nous les ont livrés. C’est
dire que le grand désordre de sens, de formes et de mouvements dans lesquels l’humanité
en son animalité poursuit la satisfaction de ses désirs impérieux, écrit une danse
mystérieuse qu’explore le travail des Stanikas en osant regarder en face les états de
frénésie et d’extase comme l’on fait Sade ou Artaud ou Bataille, afin de parvenir à la
conscience claire de ce que seul le déchaînement atteint. Or, tenter de résoudre
l’apparente opposition entre la violence des passions et la raison est une question qui
concerne tous les hommes C’est l’effort dont Sartre, cité par Bataille4 justement, dit:
«L’expérience du mal est un cogito princier qui découvre ą la conscience sa singularité en
face de l’Etre». C’est exactement ce «qui suis-je?» qui est le sujet de cette exposition.
Une oeuvre énigmatique en ferme le cercle comme la dernière strophe d’un poème.
Sainte Famille
Un groupe de sculpture est repoussée dans un angle de l’exposition. Des gisants. «Your
father, your sons, and your daughter». Les figures sont monumentales, démesurées et de
nombreuses anomalies ou indices les criblent. Disproportions, membres manquants,
détails aberrants, nécroses, traces d’activités érotiques inattendues. Ces cadavres
tourmentés semblent avoir été les acteurs d’une scène étrange dont l’argument nous
échappe. Réalisées en terre cuite, la luisance de la matière évoque le processus de
décomposition et l’ignoble liquéfaction des chairs. Comme dans le christ mort d’Holbein
la concavité du thorax montre l’action de la mort qui a vidé l’abdomen de ses excrétions
fétides.On pense aux coruzione de Zumbo conservées au musée de la Specola de
Florence dont les figures en cire reprennent toutes les étapes de la décomposition des
cadavres malades de la peste. Sade à leur propos écrit dans sa Juliette: «On peut y voir un
sépulcre empli de cadavres à divers stades de putréfaction, de l’instant de la mort jusqu’à
la destruction totale de l’individu. (…) L’impression est si forte face à ce chef d’oeuvre
que les sens semblent se donner l’alarme l’un l’autre: sans le vouloir, on porte la main à
son nez. Mon imagination cruelle s’est délectée de ce spectacle.». L’étonnante
détumescence du sexe d’un des enfants paraît confirmer qu’un drame sexuel a tourmenté
cette curieuse famille dont la mère est absente. Cette absence est comme l’indication
d’une mort sans consolation. Le cadavre du Christ au moins, comme on le voit sur toutes
les piétas, est accueilli par les bras de sa mère. Mais là aucune miséricorde, aucune
rédemption. À l’inverse, une autre photo des Stanikas intitulée «La mère abandonnée»
prolonge ce thème de la famille détruite.
La famille est le théâtre terrible de la fable tragique que nous conte l’exposition. Elle est
fondée sur l’amour. «On nomme amour la relation entre l’homme et la femme qui sur la
base de leurs besoins génitaux ont fondé une famille»5. Cette cellule se protège d’ellemême
et des autres à l’aide d’interdits qui vont être la base d’une culture contraignante
nécessaire à la survie du groupe. Les tabous, les règles, et bien sûr les désirs de
transgression vont faire de cette communauté un espace de lutte archaïque; «unie par la
puissance de la sexualité, le tabou de l’inceste, les interdits extra génitaux prohibés en
tant que perversion, la famille, la communauté culturelle lèsent gravement l’être
civilisé.»6. La famille, monogame et hétérosexuelle, sorte de cellule protoculturelle,
exerce une action normalisatrice et tyrannique sur les individus qui la composent. Ce que
l’art nous dit c’est l’éternel désaccord entre nos pulsions et la civilisation. Comme l’écrit
Freud dans son livre pessimiste Malaise dans la Culture: «Le prix à payer pour le progrès
de la civilisation est une perte du bonheur par l’élévation du sentiment de culpabilité»7.
En protégeant ses valeurs et ainsi sa survie, la communauté exerce une pression sadique
et culpabilisante sur les aspirations érotique et autodestructrice des individus. «La
résolution désespérée de cette contradiction est le contenu essentiel de la vie en
général»8. La morbidité de cette famille représentée par les Stanikas est issue de la
violence de ces conflits. Les corps suppliciés ici exposés, sont les martyrs de cette
ambivalence insurmontable. Ce sont des corps de géants, à la mesure du combat qui se
livre.
O.V.N.I.
C’est un O.V.N.I qui surgit ainsi sans le champ souvent aseptisé de l’art contemporain. Il
faut se tourner vers des artistes comme John Currin pour trouver une attaque aussi
systématique et spirituellement exigeante contre le sexuellement correct et le bonheur
bourgeois. Mais ici la perversion n’est pas seulement dans le sujet des oeuvres. Elle est au
cur de leur principe. Cela se révèle dans la façon qu’ont les contenus et les formes de se
combattre les uns les autres. L’ambition universelle du sujet est troublée par la diversité
des styles. Le silence méditatif de certaines photos est annulé par le grotesque grinçant
des autres. Une combinaison étrange de virtuosité technique et de références à la grande
tradition est comme gâché par l’étrangeté de l’ensemble. Ainsi chaque fois qu’une forme
est réussie au sens classique de la beauté, il paraît urgent de la pervertir, de la souiller,
obéissant au principe décrit par Bataille9: «La beauté seule rend en effet tolérable un
besoin de désordre, de violence et d’indignité qui est la racine de l’amour». Nous sommes
là dans une dialectique théologique entre le pêché et le salut, entre la beauté et la
souillure auquel le contexte ultra-catholique de la Lituanie donne un sens quasiment
politique. Or, péché, transgression et pardon sont indissolublement liés dans le
catholicisme c’est même son génie comme l’écrit Kristéva «que d’avoir ramassé en un
seul geste, la perversion et la beauté comme l’envers et l’endroit d’une meme
économie»10.
Svajonė et Paulius Stanikas ont réalisé dans un parc de Molėtai une oeuvre monumentale.
Un large cercle composé de plusieurs centaines de sphères en métal chromé. Cet ovni, cet
oeil gigantesque regarde obstinément le ciel, écarquillé, comme un éternel reproche.
Intitulé «l’observatoire», c’est un oeil de mouche composé de multiples facettes qui
observent les dieux et les hommes jouer avec leurs conditions. Un paradigme semble t’il
du rôle que les artistes se donnent et, en effet, grâce à eux, maintenant, comme l’écrit
Patrice de la Tour du Pin au début de l’un de ses poème: «Il passe un vent de toute beauté
sur l’Enfer…»11.
Avril 2003
1 Schiller, Der Taucher ballade de 1797. Cité par Freud dans «le Malaise dans la culture»:
«Es freue sich,
Wer da atmet im rosingen Licht!
Da unten aber ist’s fürchterlich,
Und der Mensch versuche die Götter nicht,
Und begehre nommer Zue schappe,
Was sie gnädig bedecken mit Nacht und Grauen.»
2Aby Warburg cité par Georges Didi Huberman in L’image survivante édition de minuit
2002
3 Georges Bataille: in l’Erotisme chapitre XIII: La Beauté édition de Minuit 1957
4Georges Bataille La literature et le mal Gallimard 1957 chapitre: Genet et l’étude de
Sartre sur lui.
5 Sigmund Freud: Le Malaise dans la Culture Puf 1995 p. 45
6 ibid p 82
7 ibid p 77
8 ibid p 64
9 Georges Bataille: L’érotisme op. cité
10Julia Kristeva: Pouvoirs de l’horreur Seuil 1980 chapitre : le péché condition du beau.
11Patrice de la Tour du Pin édition Gallimard: La quète de Joie. Poème l’Enfer.