Pascal Convert


S&P Stanikas
Famille, sexe et politique


Sculptures réalistes en glaise de visages vieillissants, haletants, de corps gisants,
de sexes pantelants, dessins de nus au crayon et au fusain à la lisière de
l’esquisse académique, images photographiques ou vidéographiques de mains
figées dans l’expressivité, de visages brûlés et liftés, de bouches ouvertes et
étouffées, l’art de Svai et Paul Stanikas dégage une odeur de soufre, non par sa
puissance de nocivité et de sa singularité irréductibles, mais au contraire par le
questionnement d’un conformisme , d’un académisme que l’on croyait
irrémédiablement disparu, vaincu par la modernité et son cortège d’interdits.
Ne serait-on pas là face à un revival du réalisme socialiste auquel on aurait inoculé
les virus occidentaux du sexe, de la peur, de la vieillesse, de la haine de soi ? C’est
une question qui ne peut être évitée si l’on veut considérer le travail des Stanikas et
en mesurer les enjeux (1).
Formés à l’Académie des beaux-arts de Vilnius, en Lituanie soviétique, les Stanikas
ne sont pas des immigrés politiques. Partageant leur vie entre Paris, Londres et
Vilnius, ils parlent même sans complexe de cette époque où, en Lituanie l’artiste
avait un statut protégé, respectable. Souvent, il pouvait bénéficier d’un atelier et de
davantage de libertés que d’autres. Le grand-père de Paul Stanikas était lui-même un
sculpteur connu avant-guerre. Issu de la tradition de Rodin et de Médardo Rosso, il
mit en oeuvre sa technique virtuose pour réaliser des sculptures de Lénine dans la
plus pure tradition du réalisme socialiste. Certaines sont encore visibles dans des
parcs publics. Le couple S&P Stanikas se forme à l’Académie des beaux-arts, à une
époque où l’enseignement est dominé par l’impressionnisme, mais leur intérêt se
porte logiquement vers le minimalisme et l’abstraction. Et c’est en Lituanie, alors
que la chute du mur de Berlin entraîne avec elle une rupture esthétique, qu’ils
élaborent leur langage hybride, entre sculpture, dessin, peinture, vidéo et
photographie. Alors que la logique «post-historique» se déchaîne et que certaines
critiques du stalinisme s’acharnent contre un ennemi désormais vaincu, les Stanikas
choisissent une voie étrange. Loin de trouver leurs modèles dans l’Occident qui leur
ouvre les portes de la société du spectacle («I am an artsit, I am a bitch, I need
money, come on and fuck me»[2]), ils en esquissent un nouveau qui porte la marque
de leur origine. Certains verront dans leur choix de travailler en couple un dispositif
permettant d’explorer la question du masculin et du féminin, et du sexe, en effet très
présente dans leurs oeuvres, mais ce dispositif s’étend également chez eux à leur
fille, à leurs parents, à leurs grands-parents. En témoignent les titres Your Father,
Your Sons and Your Daughter; Enternal Motherhood (Everywhere, For Ever); Flags
and Mother, Left in the Forest, Grandmother’s Sister; Granny. En témoignent aussi
les photos de couverture des catalogues World War et End of Millenium (3) : pour le
premier, un portrait de la tante de Paul Stanikas et pour le second un portrait de sa
nièce.
Muse-méduse / modèle historique
Bien sûr spectateur non averti ne peut être au courant aussi précisément de ces
éléments biographiques. Mais il est clair que chez les Stanikas, la question de la
famille est tout aussi obsessionnelle que celle du sexe. Famille et sexe : nul conflit
entre ces deux termes. Là où la pensée occidentale voit dans le sexe la transgression
des interdits liés à la famille, les Stanikas opèrent par un travestissement
générationnel un rapprochement basé sur la violence consubstantielle à ces deux
termes. Dans Inferno, vidéo de 2004, la caméra suit la danse errante et comme
saoule de Paul Stanikas au milieu des bustes en bronze ou en plâtre, des portraits en
médailles sculptés par son grand-père, effleurant les images accrochées aux murs :
un crâne, un crucifix… Parmi elles, une photographie retient l’attention : un groupe
d’hommes, habillés en costumes sombres, fixe l’objectif. Au milieu d’eux, une
femme nue. Ils n’ont pas les yeux fermés et pourtant ils ne semblent pas la voir. À
droite, une esquisse du nu féminin à échelle réelle. L’image suivante permet de
comprendre qu’il s’agit d’une photographie prise dans l’atelier du grand-père de
Paul Stanikas. Avec ses amis artistes, il se met en scène à la manière du tableau de
Magritte Je ne vois pas la… cachée dans la forêt (1929). La femme au centre est très
certainement sa compagne. Quelques images plus tard, la caméra se pose sur la fille
de Paul et Svai. Vêtue d’une robe longue noire qui flotte doucement, elle marche
dans le jardin et s’approche de la statue en pierre blanche d’une femme nue, assise,
les genoux pliés, la tête posée sur ses genoux. Le modèle féminin est à la fois celui
de la muse-méduse et le modèle historique. Car si la femme, mère, compagne ou
fille, est au coeur du dispositif visuel singulier de l’artiste, de tout artiste, dans les
pays soviétiques, la femme a aussi été le coeur du développement du communisme :
la construction de la « cellule » familiale dépend d’elle. Le mot communisme trouve
étymologiquement sa source dans « communauté », et la première communauté, la
première « cellule » est celle de la famille autour de la mère. La Communiste (Paris)
et les diables (2001), série de cinq photographies noir et blanc, confronte
l’iconographie archétypale de la femme communiste des années 1960, dépourvue de
tout sex appeal – lunettes épaisses, cheveux courts min en plis, chemise blanche –, à
des images de sexe masculin en gros plan. Cette rencontre révèle la manière dont les
Stanikas dialectisent de manière critique la cellule familiale par l’omniprésence du
sexe, sans pour autant céder à la tentation du porno (soft ou hard selon les cas) en
vogue depuis Jeff Koons et la Cicciolina (4). Cette mise en crise s’applique à
interroger le modèle familial et au-delà la relation homme-femme dans un contexte
issu de la société soviétique. Mais si le mythe communiste a disparu corps et biens,
la question de la communauté, fût-elle politiquement limitée à l’Europe, persiste,
avec en son centre la question des relations homme-femme.
«The man are watching leaving women» (Les hommes regardent les femmes qui
partent). Cette phrase est en frontispice du film Inferno (5), au-dessus d’un split
screen, c’est-à-dire d’une double image. À droite, une image d’hommes, alignés. Ils
regardent vers l’image de gauche où des femmes se tiennent la main dans une sorte
de ronde dansante. Un face-à-face étrange. Et inquiétant.
Corps nus entassés
Ces photographies semblent extraites d’un film d’archives années 1930, tant elles
portent par instant le souvenir du Triomphe de la volonté (1935) de Leni Riefensthal.
En fait, elles ont été prises en 2003 par les Stanikas, à Vilnius, dans un stade où se
déroulait un festival folklorique. Apparaissent furtivement, durant quelques
secondes, dans l’ombre vacillante du montage de ces images fixes, d’autres images :
celles de femmes nues fixant l’oeil de l’objectif, celles d’une femme tenant son
enfant dans les bras au moment même où elle est fusillée. Et puis des corps de
femmes nues, entassés à même le sol. Ces images d’archives ont été prises dans la
forêt de Ponary, à treize kilomètres de Vilnius. Si « en cette fin de siècle, la plupart
des jeunes femmes et des jeunes hommes grandissent dans une espèce de présent
permanent, dépourvu de tout lien organique avec le passé public qui a pourtant
façonné les temps actuels » (6), les Stanikas, eux, n’ignorent rien des 3 800 juifs tués
par des Lituaniens à Vilnius, en trois jours de 1941, alors que les Allemands
envahissaient l’Urss et avant qu’ils n’entreprennent l’extermination systématique des
juifs, des tsiganes et des communistes. Ils savent qu’à la fin de 1941, les
Einsatzgruppen (7) avaient tué environ 40 000 juifs à Ponary.
Et le flottement entre ces images de femmes exterminées et cette fête folklorique
nous fait hésiter: cet alignement d’hommes devient tantôt un alignement de victimes
en l’attente d’une balle dans la nuque, tantôt une menace prégnante, féroce. Telle une
meute, ils semblent guetter leur proie : les femmes. Il faut se souvenir que si les
nazis vouaient tous les juifs à la mort, des femmes eurent droit à des camps spéciaux
à Ravensbrück, à Bergen-Belsen. Là, elles mettaient au monde des enfants attendus
par la chambre à gaz, ou bien les médecins nazis les faisaient avorter. Plus tard, au
Rwanda, au Cambodge, en Algérie, au Kosovo, les ventres ouverts des femmes
enceintes rappellent que les femmes sont les premières proies de la monstruosité des
hommes. Et face à cette monstruosité d’une humanité redevenue animale, les
Stanikas rapprochent les points de vue du Christ mort de Mantegna et de l’Origine
du Monde de Courbet pour questionner l’énigme de la sexualité et du sacré à la
recherche de la communauté qui tarde à venir.
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(1) Le critique d’art Nigel Saint a consacré en 2005 un essai à l’oeuvre de Pascal
Convert, sous le titre Pascal Convert and the Family History, Conflict and
Creativity. Le présent texte de Pascal Convert est une forme de développement aux
pistes développées par Nigel Saint dans cet essai lu dans le cadre d’un colloque qui
s’est tenu en 2005 à l’université de Durham (ndlr).
(2) Phrase peinte sur le mur, en lettres bâtons, dans leur exposition au Centre d’art
contemporain de Vilnius, 2001.
(3) World War, catalogue publié à l’occasion de la Biennale de Venise 2003. End of
Millenium, catalogue publié à l’occasion de l’exposition à la White Box, New York,
2005
(4) La série Made in Heaven (1990), met en scène Jeff Koons dans des explicites
avec Ilona Staller, actrice porno et députée italienne. À la Biennale de Venise, une
des oeuvres est lacérée. Le couple se marie à Budapest en 1991.
(5) Inferno, 2004. Production Studio national du Fresnoy, Tourcoing.
(6) Eric Hobsbawm, l’Âge des extrêmes: le court XXe siècle 1914–1991, co-édition
le Monde diplomatique-Éditions Complexe, 1999
(7) Les Einsatzgruppen (unités mobiles d’extermination) étaient des escadrons se SS
et de la police allemande qui suivaient l’avancée de l’armée allemande. Sous le
commandement d’officiers de la police de sécurité (Sipo) et du service de sécurité
(SD), ils reçurent pour mission, entre autres, d’exterminer ceux qui étaient perçus
comme des ennemis politiques ou raciaux trouvés derrière les lignes de front en
Union soviétique occupée. Parmi leurs victimes, il y eut des juifs (hommes, femmes
et enfants), des tsiganes, et des fonctionnaires de l’État soviétique et du Parti
communiste. Les Einsatzgruppen assassinèrent également des milliers de patients
dans des établissements psychiatriques. De nombreux chercheurs pensent que le
massacre systématique des juifs en Union soviétique occupée par les bataillons des
Einsatzgruppen et la police de l’ordre (Ordnungspolizei) constitue la première étape
du programme nazi d’extermination de tous les juifs européens