CHRISTIAN CAUJOLLE


Photographies en grand format, dessins géants à la mine de plomb, sculptures en terra
cotta qui ressemblent à du bronze ou du marbre, vidéo, les Stanikas sont parfaitement
déroutants: au contraire de la plupart des artistes contemporains qui s’essayent à tous
les supports comme on constitue un fond de commerce, ils utilisent chaque médium
pour ce qu’il a de spécifique.
Et l’apparent éclectisme de leur production, la logique interne de leurs objets dans les
différents champs qu’ils abordent se résoud, de façon terriblement troublante, dans
l’évidence d’une univers mental ou la sculpture, le dessin et la photographie
contribuent simplement, avec leurs moyens propres, à imposer une vision unique.
Lorsque l’on met côte à côte, comme nous avons souhaité le faire pour la présentation
à Venise, des oeuvres produites avec des matériaux divers, on pourrait penser qu’il
s’agit d’un collage, d’une collection et, surprise, ces objets obéissant à des esthétiques
nées de la logique même du matériau qui les fonde dessinent un monde esthétiquement
diversifié et une intense cohérence de propos.
Ce propos, quel serait-il? Difficile de le résumer, tant il a une aspiration évidente à
l’universel, à la condition humaine, à la tension entre le naître et le disparaître, entre le
sublime et le contingent, entre la beauté, sans cesse interrogée dans sa nature, et la
décrépitude, qu’elle soit physique, jusqu’à la décomposition des corps, ou rhétorique,
dans la pratique ludique d’une provocation rigolarde et grinçante.
Peu d’artistes visuels, aujourd’hui, affirment avec une telle force la dimension
essentiellement visuelle de leurs propos: peu résistent de telle manière à la glose des
mots, finalement incapables de résumer, de décrire ou d’expliciter un propos qui se
fonde sur la tension entre une efficacité plastique rare et une protection radicale du
mystère qui les anime.
Lorsque vous faites remarquer ą ce couple charmant qui travaille à quatre mains de
façon évidente (pour eux) que leur oeuvre est empreinte, au fond, de violence, ils vous
répondent que c’est ”finalement comme la vie“. Lorsque vous les interrogez sur leur
maîtrise technique, qui leur permet de dessiner des scènes sexuelles en regardant des
traités d’anatomie pour nous confronter à des agrandissements de dessins évoquant le
plus grand classicisme italien ou qui leur permet de créer des sculptures qui évoquent
la perfection des fontes et des patines du XIXème siècle, ils se justifient par leur
formation. Puis ils sourient, parfaitement conscient du détournement qu’ils opérent,
usant de la belle oeuvre pour parler, avec une rare précision, d’aujourd’hui et des
enjeux de l’art contemporain. Contre les poncifs, contre la pornographie, contre
l’esbrouffe, contre la marchandise éphémère ils interrogent la nature des sentiments,
s’accommodent de la violence pour la détourner de ses aspects spectaculaires et en
questionner les fondements.
Il existe aujourd’hui peu d’oeuvres affirmant une telle liberté d’approche. Libres par
rapport aux modes, aux esthétiques en vogue, ą la consommation, aux “corrections“ de
tous ordres. Il existe aujourd’hui peu d’oeuvres qui ne ressemblent à rien d’autre quant
les singularités semblent des aberrations.
La raison pour laquelle j’aime plus que tout ce travail tient au fait qu’il ne se donne
pas de modèle, qu’il se développe par nécessité intérieure, qu’il est sans concessions et
qu’il a pour objet, profond, d’interroger, douloureusement souvent, la condition
humaine. Et qu’il résiste ą la glose pour s’imposer pour ce qu’il est: un radical
questionnement de la nature humaine d’aujourd’hui mise en espace avec un sens
incroyablement sūr des proportions, de l’échelle, de l’énigme et du mystère.